Comment devient-on membre d'un grand cercle ? La cooptation est la règle mais les modalités varient. Les différences portent essentiellement sur la manière dont l'opposition à un nouveau candidat peut se manifester. Au cercle du Commerce, "chaque membre du Cercle a le droit de présenter des candidats ; cette présentation est faite par une lettre datée contenant les noms, prénoms, domicile et qualités du candidat présenté. Cette lettre est signée par deux sociétaires et adressée au président, qui fait afficher au Cercle les noms des candidats et de ses parrains. Cet affichage dure dix jours, pendant lesquels les membres du Cercle qui auraient à faire des objections à l'admission du candidat peuvent déposer dans une boîte à cet effet, leurs observations sous forme de lettre au Président. Après dix jours d'affichage, le Président réunit le bureau, lui communique les objections qui ont pu être faites, et le Bureau statue sur l'admission ou le rejet du candidat 380 ".
A en croire la revue déjà citée dont le prétexte est l'adhésion d'un nouvel adhérent, tout cela ne serait que simple formalité 381 :
‘Deuxième tableau, intérieur du CercleAu cercle du Divan, la sélection est plus sévère. Toute personne qui désire faire partie du Cercle doit être présentée par un membre permanent. Puis, les noms, prénoms, domicile et qualité du candidat présenté, ainsi que le nom du sociétaire qui le présente, sont affichés au cercle pendant huit jours. Pendant cette période, se déroule le scrutin dont le mode est particulièrement sévère puisque "un vote négatif annule quatre bulletins affirmatifs" 382 . Cette dernière modalité assure, à l'évidence, une homogénéité plus forte au Divan qu'au Commerce, en particulier dans le domaine politique.
Ces modes de sélection plus ou moins sévères - je n'ai trouvé aucun renseignement concernant les deux autres cercles concernant ce point - recouvrent-ils des modes de sociabilité différents ? Je ne fournirai que quelques éléments de réponse. D'une part, mon propos n'est pas d'étudier la sociabilité pour elle-même mais plutôt d'utiliser une forme de la sociabilité organisée comme un indicateur des clivages des élites. D'autre part, mes tentatives pour obtenir des archives privées des grands cercles n'ont pu aboutir. Enfin, une telle étude donnerait matière à des développements qui ne relèvent pas, stricto sensu, d'une étude générale des mobilités. Je me limiterai donc à quelques indications succinctes.
Qu'est ce qu'un cercle ? "…une oasis où les pèlerins du travail, sinon ceux de la méditation, ont plaisir à se retrouver dans la claire lumière du sentiment qui les unit. Pour des hommes obligatoirement soumis au fardeau des contingences quotidiennes dans leurs affaires, et quelquefois dans leur famille, il est sain, il est nécessaire de connaître un havre paisible où trouver un moment d'oubli. Et quelle satisfaction pour ces hommes de se retrouver entre eux et chez eux, d'âges différents peut-être, mais tous bardés de cette qualité insigne faite de politesse et de correction à quoi se reconnaît un homme de bonne compagnie, un gentleman 383 ." Telle est la définition que donne le cercle du commerce. On peut retenir les expressions pèlerins du travail et fardeau des affaires qui marquent la distance avec les oisifs ou du moins avec ceux qui affectent de ne pas avoir d'activité commerciale. Pour se délasser, le gentleman dispose des salles de lecture, de la bibliothèque du cercle 384 , et des jeux licites. Ces derniers sont souvent un attrait important et ils occupent une place importante dans la revue du cercle du Commerce qui n'hésite pas à faire dans la gaudriole. Tous les jeux pratiqués au cercle sont interprétées par des actrices des Célestins et les couplets en sont assez lestes, dans la droite ligne du théâtre de boulevard. Voici par exemple le couplet consacré à un nouveau jeu qui fait fureur, "le jeu de Rockefeller" :
‘La chanson du pokerLe cercle du Commerce correspond au cercle bourgeois alors que le cercle du Divan semble être plus directement lié à la sociabilité des salons et des sociétés de lecture du XVIIIe et duXIXe siècle et ce n'est sans doute pas un hasard que l'un de ses membres soit un descendant direct de Mme Yéméniz. Autre indice de cet état d'esprit, une revue donnée en 1891 dans les salons du cercle. Le fait n'est pas exceptionnel mais à la différence de ce qui se passe au cercle du Commerce, ce sont les membres du cercle eux-mêmes qui réalisent le spectacle non des acteurs professionnels 385 . D'autre part, les femmes qui interprètent la saynète ne semblent pas être des actrices mais des amies - leur nom est tu - des membres du cercle, dernier vestige d'une sociabilité de salon où les sexes ne sont pas séparés comme dans le cercle bourgeois dont l'univers est exclusivement masculin ? Quoi qu'il en soit, le Divan ne le cède en rien au Commerce pour ce qui est de l'allusion salace… Ecrite par le vicomte de Launay, Divan-Revue est interprétée par le Baron de Polinière, P. de Luvigne et L. Morel de Voleine, le Vicomte de Bellecombe, le vicomte Palluat du Besset, F. Balaÿ et trois jeunes femmes. Le prétexte de la revue est mince et les calembours construits à partir des noms de sociétaires 386 . On aura une idée de l'ensemble en lisant le tableau consacré à l'expropriation. Pour bien saisir les allusions, il faut se souvenir que c'est l'époque de la rénovation du quartier Grôlée 387 .
‘ Le citoyen, continuant à prendre des mesuresCette revue illustre, par son existence même, les différences de tempérament entre le cercle du Divan et le cercle de Lyon. Tout semble rapprocher les membres de ces deux cercles. On serait même tenté de conclure à un recoupement des deux organisations que laisserait supposer leur installation dans le même immeuble et la similarité de la géographie résidentielle de leurs membres. Pourtant, les différences existent bel et bien, et cette revue en est la preuve tangible.
Jouée dans les salons du cercle du Divan en mars 1891, quelques semaines à peine après le lancement de la politique de ralliement par le cardinal Lavigerie, occasion de déchirements pour tant de catholiques, ce genre de saynète ne pouvait convenir aux membres du cercle de Lyon, adeptes d'une religion plus austère. La différence essentielle entre les deux cercles ne me semble pas être une différence sociale mais plutôt une différence d'attitude face aux impératifs du catholicisme. A un tempérament mondain, bon vivant sinon libertin et viveur, s'oppose une conception plus stricte et plus intransigeante de la défense religieuse qui ne saurait s'accommoder de la frivolité des salons.
La comparaison des annuaires des deux organisations - 1894 pour le cercle de Lyon, 1895 pour celui du Divan - confirme cette interprétation 388 . Si les mêmes noms sont présents dans les deux organisations, il ne s'agit pas des mêmes individus car prénoms et adresses sont différents : les clivages se situent au sein des mêmes familles. Seul le comte de Leusse est membre des deux cercles De nombreux membres du cercle de Lyon sont présents dans des organisations catholiques - Congrégation des Messieurs mais aussi oeuvre de la Propagation de la foi, commission de Fourvière…- alors que les membres du cercle du Divan, pour être catholiques ne semblent pas être aussi militants. Là réside tout le clivage. Tous sont conservateurs et monarchistes mais pour les uns le combat religieux, la défense des valeurs traditionnelles leur fait mépriser la vie mondaine et ses frivolités alors que les seconds n'y sont pas insensibles.
S'il est possible de distinguer des nuances dans les activités des cercles et plus encore dans les tempéraments qui s'y expriment avant le conflit mondial, les choses deviennent plus floues après et les nuances discernées entre les deux cercles de la place Bellecour ne sont plus perceptibles. Tous deux ont fusionné avec le Jockey-Club pour donner naissance au cercle de l'Union 389 .
Les effectifs des cercles semblent avoir diminué pendant la période étudiée. Au milieu du XIXe siècle, les effectifs prévus par le règlement du cercle du Commerce étaient de 400 membres, sous le Second Empire, il y aurait eu 500 membres actifs. En 1902, le règlement avait porté les effectifs prévus à 800 membres - ce qui ne nous renseigne pas sur les effectifs réels - et en 1949, les effectifs réels étaient de 279 membres 390 . Pour ce cercle il semblerait donc que l'apogée ait été atteinte au tournant du siècle. Les autres organisations ont enregistré elles aussi une diminution des leurs effectifs. Le cercle du Divan avait, selon son annuaire, 139 membres en 1895 et le cercle de Lyon 118. En 1944, le cercle de l'Union, qui regroupe ces deux cercles plus le Jockey-Club ne compte que 224 membres 391 . L'année est exceptionnelle mais tout semble confirmer une perte de vitalité de cette forme de sociabilité pendant la première moitié du XXe siècle.Les saynètes qui donnaient lieu à des soirées - sans doute exceptionnelles - pour lesquelles elles étaient spécialement écrites semblent avoir disparu pendant l'entre-deux-guerres. En tout cas, je n'en ai pas retrouvé trace dans les dépôts d'archives lyonnais. La perte de vitalité semble probable. A quoi est-elle due ? A une mutation de sociabilité, au recul relatif des élites traditionnelles et de leur sociabilité, à l'émergence de nouvelles élites qui se préféreraient de nouveaux lieux de sociabilité tel l'Automobile Club, le Rotary-Club, voire le Club Alpin comme le suggère Maurice Levy-Leboyer 392 ? Questions sans réponse.
Le réglement de 1853 et celui de 1902 se trouvent à la bibliothèque municipale de Lyon.
Un nouveau membre ! revuette satyrique représentée au Cercle du Commerce le 2 mars 1907 avec le concours des artistes du théâtre des Celestins, 41 p.
Un exemplaire de l'annuaire de 1895 du cercle du Divan se trouve aux Archives départementales du Rhône (ADR 4M 637). Il contient le réglement du cercle.
Centenaire du Cercle du Commerce de Lyon, 1850-1950, Lyon, 1950, 32 p
En marge de la brochure consacrée au Centenaire du Cercle du Commerce de Lyon, 1850-1950, se trouve une note manuscrite (et rageuse !) indiquant qu'en 1907 le cercle aurait eu une bibliothèque de 4 à 5000 volumes mais vendus avec les archives de la société "au vieux papier" en février 1950. Il est de fait que le cercle du Commerce est c'est le seul cercle cité dans l'Armorial des bibliophiles du Lyonnais, Forez, Beaujolais et Dombes,1907., 774 p.
Les soirées théâtrales étaient fréquentes dans les salons. Théâtre et chants ne se pratiquent pas que parmi les élites. Des entretiens réalisés auprès de vieux Croix‑Roussiens m'ont permis de saisir la véritable passion pour le théâtre et l'opéra qui existait dans certains milieux populaires. Des troupes d'amateurs jouaient essentiellement pour des amis dans des soirées privées.
Les soirées mondaines et théâtrales sont évoquées dans le Tout‑Lyon.En voici une en 1907 (n° 8, 24 février 1907)
"Très joli bal blanc chez M et Mme Louis Manhès, dimanche dernier, dans leur appartement de la rue Sala.[dans le quartier d'Ainay] Vers trois heures de l'après midi, devant un nombreux public, deux très jolies comédies, la Main leste comédie en un acte de Labiche [comédie vaudeville à cinq personnages et un seul décor,un salon.La pièce est une série de quiproquos provoqués par Mme Legrainard qui a la fâcheuse habitude de souffleter fréquemment les ouvrières de son époux - ce qui a provoqué une grève - ou les voyageurs de l'omnibus, ce qui va provoquer … le mariage de sa fille] et la Lune Rousse comédie en deux actes de Joséphin Soulary, [ jouée pour la première fois en 1879, la comédie de l'auteur lyonnais met en scène un couple de jeunes mariés qui s'installe dans sa maison de campagne. La pièce retrace les démêlés d'un gendre et de sa belle-mère. Le voisin, M. Dupistil, passionné par l'horticulture, poursuit de ses assiduités la jeune épousée. Il se cache dans l'alcôve d'une chambre qu'il croit être celle de la jeune femme mais qui est en fait celle de sa mère. Après quelques quiproquos, il se résout à épouser la belle-mère] ont été jouées avec énormément de fini d'exécution et de gaieté par Mlles Prunier, Girerd, Vial, Séjalon et MM Girerd, Varagnat, Vial, Archinard, Laurent Manhès.
Vers cinq heures, les couples ont commencé à bostonner, valser, jusque vers huit heures du soir où, après un excellent et joyeux souper, M Laurent Manhès et Mlle Vial conduisirent avec beaucoup d'entrain le cotillon, dont danseurs et danseuses emportèrent le souvenir de figures charmantes et variées
Nous avons reconnu [ suit une centaine de noms].
Cette soirée est assez caractéristique de la sociabilité informelle des élites à la veille de la guerre.
Il faut rappeler la passion du théâtre qui dévore le père de Simone de Beauvoir. voir Mémoires d'une jeune fille rangée, Le portrait qu'elle en fait (p. 46-47 de l'édition de poche) l'apparente, à mon sens à un adhérent du Jockey Club plus que du Cercle du Divan ou du Commerce : "A mi-chemin entre l'aristocrate et le bourgeois, entre le propriétaire foncier et le fonctionnaire, respectueux de la religion sans la pratiquer, il se sentait ni solidement intégré à la société ni chargé de sérieuse responsabilités : il professait un épicurisme de bon ton". Notons aussi que les quelques lignes lignes (p. 23-24)où elles évoquent Lyon et ses lointains cousins laissent supposer que ces derniers habitent près du Parc de la Tête d'Or, dans ces Brotteaux que comme beaucoup de Lyonnais d'alors elle nomme un faubourg.
De Launay, vicomte A., Divan-Revue, représentée les 9 et 11 mars 1891, au Cercle du Divan, Lyon, 1891, 78 p.
Sur cette rénovation du quartier, voir Félix Rivet, Une réalisation d'urbanisme à Lyon à la fin XIX e , l'aménagement du quartier Grôlée, 1887-1908, 1955 et Gilbert Gardes, Lyon, l'art et la ville, tome 1 p. 87-91.
Henri Béraud a donné une très vivante description du chantier qui fut le terrain de jeu de son enfance. "A l'autre bout de la rue Ferrandière, vers les quais du Rhône, il y avait encore une chose admirable : un quartier en démolition, ah ! mais tout un quartier, une entière paroisse, grande comme un chef-lieu de canton. Il n'en restait qu'un vaste éboulis. Des ouvriers à ceinture rouge se découpaient sur le ciel, dans une poussière de tremblement de terre. C'était magnifique. … Je n'ai vu du quartier Grôlée que ses ruines …Peu à peu, des maisons neuves s'alignaient sur les beaux vestiges du quartier Grôlée. Il en résulta une avenue si large et si claire que les lyonnais ne se décidèrent jamais à y passer". La gerbe d'Or, p. 104-106
L'annuaire du cercle de Lyon se trouve aux archives municipales, celui du Divan est dans le dossier ADR 4M 637
Alors que de nombreux membres du cercle de Lyon sont regroupés autour de la cathédrale Saint-Jean, les membres du Divan sont pratiquement absents du cinquième arrondissement. Inversement, alors qu'ils sont dix-huit à être installés dans les nouveaux quartiers du sixième arrondissement, un seul membre du cercle de Lyon y habite
Le cercle de l'Union est le plus ancien cercle de Paris. D'après le baron de Tully, op. cit. p. 37, il a été créé en 1828. Il précise : "L'Union, par sa constante tradition, par le choix des ses présidents successifs [Duc de Luxembourg, Duc de Rohan], par son recrutement extrêmement sévère, est peut-être le plus aristocratique de tous les grands cercles ; appartenir au cercle de l'Union est dans la haute société, un honneur des plus recherchés…" On trouve un cercle de l'Union à Berlin, à Bruxelles, à New‑York …
Tous ces renseignements proviennent de la brochure du centenaire déjà citée.
Cercle de l'Union, Liste des membres, année 1944, 26 p. Le cercle de l'Union compte en 1944, 224 membres permanents et 67 membres forains, souvent apparentés aux membres permanents. Cet annuaire indique la date d'adhésion au cercle de l'Union. Les membres les plus anciens sont Alphonse et Henri Damour, autrefois au cercle de Lyon.
Voir Maurice Levy‑Leboyer; "Le patronat français, 1912-1973", Maurice Levy‑Leboyer(ed.) Le patronat de la seconde industrialisation, p. 137-188. L'appartenance à des cercles est évoquée p. 149-150.