c. Sociologie des grands cercles

Les annuaires du Tout-Lyon ne fournissent pas d'indications sur les activités professionnelles de leurs abonnés. Indiquer une profession précise serait de mauvais goût et les rares allusions autorisées signalent plutôt des positions honorifiques (administrateur des hospices civils, juge au tribunal de commerce, voire titre d'ingénieur,…). Ces indications sont essentielles à l'insertion mondaine mais elles sont insuffisantes pour connaître les activités socio-professionnelles de l'élite. Or délimiter les appellations des groupes supérieurs de la hiérarchie sociale est essentiel à toute étude de la mobilité sociale. Pour pallier les lacunes des annuaires, j'ai recherché, dans les listes électorales de 1906, les membres des trois grands cercles ⁴⁰¹ .

La première constatation qui s'impose à l'issue de ce travail est que l'inscription sur les listes électorales est loin d'être générale : sur les 423 personnes qui sont à la fois, inscrites sur les annuaires du Tout-Lyon, membres d'un cercle et qui résident à Lyon, seuls 264 ont été retrouvés sur les listes électorales lyonnaises soit 62,4 %. Le taux d'inscription le plus élevé, 69 %, est celui du cercle du Commerce. Au Jockey-Club, ce taux n'est que de 56 % et au cercle du Divan, il est de 50 %. La possession de résidences, souvent des châteaux, hors de Lyon, pourraient expliquer la faiblesse générale du taux d'inscription. J'ai procédé à un sondage pour vérifier si les absents des listes électorales lyonnaises n'étaient pas inscrits dans les communes de ces résidences, où leur qualité de notables pourraient leur donner plus de poids que dans la métropole rhodanienne dont la vie politique est contrôlée par les radicaux. Tout confirme une nette différence entre les membres du Divan et ceux des deux autres cercles. Par exemple Edouard Aynard, habitant 31 boulevard du Nord, membre du Jockey-Club, est inscrit à Charnay, où il possède le château de la Bayère. Au contraire le comte de Lacroix-Laval, membre du Divan, n'est inscrit ni à Lyon ni à Charbonnières, où il possède un château. Le fait qu'il soit membre du bureau du comité royaliste de Lyon n'est sans doute pas étranger à cette absence des listes électorales ⁴⁰² . Au contraire, Edouard Aynard est député progressiste de la huitième circonscription de l'arrondissement de Lyon depuis 1889 et son château est situé à proximité immédiate.

Le taux d'inscription sur les listes électorales n'est pas la seule différence entre les membres des grands cercles. Grâce aux listes électorales, j'ai pu dresser une liste des appellations professionnelles des individus appartenant aux élites urbaines, connaître leur âge et leur commune de naissance. L'âge moyen ⁴⁰³ confirme l'existence de réels clivages qui renvoient sans doute à l'ancienneté de l'entrée dans l'élite lyonnaise. Alors que les membres du Commerce ont, en moyenne, 56 ans, ceux du Jockey n'ont que 48 ans et ceux du Divan 51 ans. Les premiers ont-ils eu besoin de plus de temps pour réussir leur carrière et atteindre la respectabilité que confère l'acceptation dans un grand cercle ? Pour les seconds, au contraire, plus souvent des héritiers, l'accès aux meilleurs cercles de la société a nécessité moins de temps et d'efforts. Quelles sont les professions des membres des grands cercles ? Le tableau ⁴⁰⁴ , souligne bien les clivages professionnels des trois grands cercles.

La comparaison des trois séries souligne les différences entre les trois cercles. Alors que le poids des inactifs, inscrits comme rentiers ou "sans profession" sur les listes électorales, dépasse un tiers des effectifs au cercle du Divan, il n'atteint pas un dixième dans les deux autres cercles. Alors que les avocats sont relativement nombreux au cercle du Divan et au Jockey-Club, les avoués n'apparaissent qu'au cercle du Commerce. Le tableau met en évidence le faible nombre des individus inscrits comme industriels avant la première guerre mondiale et l'importance des négociants d'ailleurs très inégalement répartis entre les trois cercles. Significative aussi est la répartition des ingénieurs : alors que l'on en compte huit au cercle du Commerce, il n'y en a qu'un au cercle du Divan. Selon la brochure éditée pour le centenaire du cercle du Commerce, "son recrutement fut toujours assuré par l'élite de la société lyonnaise, professions libérales , grands industriels et notables commerçants , membres aussi très souvent de la Chambre et du Tribunal de Commerce et du Corps Consulaire" mais, en 1906, il semble particulièrement accueillant à des professions et des milieux jamais rencontrées dans les deux autres cercles : marchands, fabricants et même des professions que l'on ne classerait pas spontanément parmi les élites, telles maître-serrurier ou tailleur. Pour les marchands, une spécification est toujours indiquée, et l'on trouve marchand de farines, de laine, de cuirs… Au contraire, l'appellation fabricant se suffit parfois à elle même ⁴⁰⁵ .

Dans la même manière, il faut noter que les employés, bien que peu représentés, ne sont pas totalement absents. Les employés que l'on rencontre dans les grands cercles sont souvent les "fils de leur père", - ils appartiennent souvent à une grand famille ⁴⁰⁶ - et il est fort probable que l'on soit là en présence de phénomènes de retard d'enregistrement souvent caractéristique des listes électorales ⁴⁰⁷ . Il faut noter enfin que le cercle du Commerce est le seul à accueillir de nombreux fonctionnaires et il n'est sans doute pas fortuit que les deux seuls retraités ⁴⁰⁸ soient membres de ce cercle.