3 Sociologie des grands cercles à la fin des années trente

Comme pour la première coupe, j'ai recherché les individus sur les listes électorales de Lyon. Je n'ai retrouvé que 50% des membres résidant à Lyon alors que 30 ans plus tôt, ce taux était de 62%. Il y a donc une baisse sensible, sans doute liée à l'inscription de plus en plus fréquente dans les résidences hors de la ville. Surtout, alors qu'en 1906, les membres du cercle du Commerce étaient inscrits à 69% et ceux du Divan à 50%, il n'y a pas, en 1936, de différence significative entre les deux grands cercles : 50% pour le commerce et 49% pour le cercle de l'Union. De même, l'écart d'âge moyen a complètement disparu : 58 ans pour les deux cercles. Y-a-t-il eu homogénéisation des appellations professionnelles ?

Tableau n° 22 : Principales professions des membres du cercle de l'Union et du cercle du Commerce en 1936 (en %)
prof Union Commerce
AVOCAT 4 1
BANQUIER 1 0
DOCTEUR EN MEDECINE 2 10
EMP 4 4
ETUDIANT 8 3
FBT SOIERIE 4 6
INDUSTRIEL 12 4
INGENIEUR 8 4
NEGOCIANT 9 8
NOTAIRE 6 2
PROPRIETAIRE 1 2
RENTIER 0 2
SP 7 3
Echantillon 90 104

Ce tableau suggère deux commentaires. Au niveau global tout d'abord, il est clair que les professions des membres des grands cercles ont beaucoup évolué entre la première coupe, en 1906, et la seconde en 1936. Les sans profession, propriétaires et rentiers, nombreux avant la guerre, ont enregistré une évidente diminution. Par ailleurs, le barreau qui avait une place de choix n'est plus aussi important. Au contraire, les médecins progressent. Enfin les industriels et les ingénieurs deviennent prépondérants alors que les négociants qui occupaient la première place reculent. Dans le même temps, on décèle une progressions des membres qui sont inscrits sur les listes électorales comme étudiants 411 . Ces mutations des élites témoignent des transformations survenues dans deux générations, dont l'une est grosso modo née au début du Second Empire et la seconde au début de la Troisième République. A comparer les profils sociaux des deux cercles, il est clair que les deux cercles ne recrutent pas dans les mêmes milieux. A l'Union, les industriels et sont les plus nombreux, les négociants n'arrivent qu'ensuite et les ingénieurs sont pratiquement aussi nombreux. Le nombre des étudiants, probablement de futurs ingénieurs, est remarquable. Au Commerce, ce sont les médecins, les négociants et les négociants en soierie qui occupent le devant de la scène. Le commerce semble, en matière économique, correspondre à un milieu plus traditionnel, moins engagé dans les mutations technologiques du XIXe siècle. Les soyeux, somme toute assez peu nombreux, sont au Cercle du Commerce et c'est ce cercle qui accueille les trois négociants en soierie et les quatre employés de soierie repérés parmi les membres des grands cercles en 1936. Au contraire, l'Union accueille le seul industriel en soierie

Toutefois les différences semblent moins tranchées qu'avant la guerre. Le rapprochement des profils sociaux, des âges, des origines géographiques et dans une moindre mesure des lieux de résidence, des membres des grands cercles tendrait à suggérer une cohésion plus forte des élites lyonnaises à la fin de la période étudiée, voire même à l'émergence d'une communauté d'opinions beaucoup plus marquée désormais par la crainte des bouleversements sociaux que par les divisions nées des conflits religieux du début du siècle. La bonne société lyonnaise, où les hommes avaient la haute main sur le monde économique et social faute de pouvoir contrôler la vie politique locale aux mains des radicaux, où les femmes présidaient au bon fonctionnement de la vie familiale, recrutant la domesticité, recevant à leur jour, organisant leçons de danse ou réceptions, animant sociétés charitables et œuvres diverses, était, avant la guerre, assez nettement divisée en fonction des différences d'attitudes religieuses et de l'ancienneté de la respectabilité. Au contraire, à la veille de la seconde guerre mondiale, nombre d'anciens membres du cercle du Commerce sont passés au cercle de l'Union et surtout les différences entre les deux cercles se sont atténuées. Les cercles n'ont pas d'orientation politique, et encore moins d'affiliation, bien que situées dans la mouvance de la droite parlementaire 412 .

En 1906, le cercle du Commerce apparaissait comme plus accueillant, plus ouvert, celui où la réussite sociale était, sinon l'unique critère de sélection, du moins le critère primordial. Celui où l'ancienneté et la respectabilité de la famille semblaient secondaires. Or en 1936, il se révèle aussi fermé que l'autre grand cercle, héritier des cercles plus traditionnels moins aptes à accueillir des nouveaux venus dans la bonne société. Ce point est manifeste à l'examen des origines géographiques des adhérents.

Origine géographique des membres des grands cercles, 1906-1936
  Echantillon % originaires du Rhône % natifs de Lyon
Divan 1906 42 71 62
Jockey 1906 53 79 66
Commerce 1906 169 62 55
Union 1936 71 72 61
Commerce 1936 83 76 71

Cette fermeture du cercle qui jusque là marquait la première étape dans la marche vers la respectabilité peut avoir plusieurs significations. Elle peut résulter d'une volonté sélective plus grande des membres du cercle dont les critères de sélection deviendraient plus stricts ou de la raréfaction des candidats potentiels, c'est à dire des mobiles ascendants. Mais il ne faut pas négliger non plus l'attrait exercé par les nouvelles sociabilités sur les nouveaux venus dans le monde du patronat. Un Berliet n'est pas membre d'un grand cercle mais, on le comprend, il est passionné par l'Automobile Club …

Après cette incursion dans les élites lyonnaises et la visite des différents espaces urbains, il faut quitter ce cadre d'analyse et aborder des zones plus austères. La ville se définit par ses habitants mais aussi par les conditions générales de logement et d'emploi. Le chapitre suivant est consacré à l'approche globale, c'est à dire statistique, de ces deux secteurs.

Notes
410.

Je rappelle que sont sélectionnées les seules appellations qui, soit en 1906 soit en 1936, représentent plus de 5% des effectifs pour au moins un des cercles. Voir annexe annexe n° 5.

411.

Ils ne le sont certainement plus au moment de l'observation mais la liste électorale retarde souvent sur la réalité. Je reviens sur ce point dans la seconde partie.

412.

Il n'est pas possible d'assimiler les membres des cercles à un sous ensemble de la droite lyonnaise. En particulier, on ne trouve pas de militants des deux organisations les plus actives telles le PPF et le PSF. Il est évident qu'un ingénieur tel Beugras, ( voir le témoignage de sa fille, Chaix Marie, Les lauriers du lac de Constance, Chronique d'une collaboration, Paris, Seuil, 1974, réédition en livre de poche, 1985) d'origine modeste, et véritable nouveau venu, socialement et géographiquement, ne saurait être à l'aise en compagnie de notables de la Fédération républicaine ou de l'Alliance démocratique. Edmond Weitz, président de l'Alliance Démocratique dans le Rhône et membre éminent du patronat métallurgique, est longtemps membre du cercle du Commerce pendant l'entre‑deux‑guerres mais il ne l'est plus en 1936. Sur la droite lyonnaise, on attend la thèse de Kevin Passmore, en cours d'achèvement.