B. Emploi et conjoncture

Etudier le logement n'était pas facile mais en matière d'emploi, la tâche est encore plus périlleuse. L'étude des secteurs d'emplois de l'économie lyonnaise est rendue particulièrement délicate du fait des falsifications qui ont affectées les listes nominatives des recensements lyonnais de 1911 à 1936. En effet, les falsifications des bulletins individuels se sont répercutées au niveau parisien, où sont élaborées les statistiques de la population active depuis 1896 446 . Les effectifs lyonnais représentent environ 50% de la population départementale. Du fait des falsifications, les totaux départementaux sont controuvés. La situation est la même à Marseille où, selon Marcel Roncayolo, le dopage des recensements empêche toute connaissance fine de la population active. D'où l'obligation de "se contenter de bricolages statistiques et de ne pas trop s'attacher au détail 447 ". J'en suis, hélas, réduit au même point… et apprécier l'évolution de l'économie lyonnaise, dégager les tendances générales des secteurs d'emplois industriels ou commerciaux, nécessaires à la compréhension des opportunités professionnelles qui s'ouvrent ou se ferment, relève, dans ces conditions de la conjecture acrobatique.

Avant d'observer les différents secteurs de la population active masculine, il est indispensable d'estimer l'importance du gonflement des effectifs de la population lyonnaise. Officiellement, la population lyonnaise, qui était de 466 000 personnes en 1896 est de 459 000, en 1901, de 472 000 en 1906 et, en 1911, avec presque 524 000 habitants officiellement recensés, Lyon franchit le seuil du demi-million que la ville ne retraversera, en sens inverse, que le jour où les opérations de recensement échapperont aux services municipaux, en 1946. Pendant l'entre-deux-guerres, les chiffres officiels sont les suivants : 561 000 en 1921, 570 000 en 1926, 579 000 en 1931 et 570 000 en 1936. Dès le recensement de 1936, les services parisiens mettent en doute les résultats. L'introduction du volume 2 des résultats du recensement de 1936 le précise. Evoquant la valeur des résultats, les auteurs de l'introduction soulignent l'importance de l'écart entre population légale et population présente pour certains départements et en particulier pour le Rhône. Cet écart qui s'élevait à 36 969 individus en 1931, passe à 138 609 personnes en 1936 448 . Et les auteurs d'expliquer : "Dans certaines grandes villes, à Lyon par exemple, on a trouvé des milliers de bulletins établis à deux ou même à plusieurs exemplaires. Ces bulletins étaient inutilisables ; lorsqu'on a procédé à leur dépouillement, il n'était plus possible de savoir, étant donné le temps écoulé depuis le dénombrement, s'ils avaient été rédigés par les agents recenseurs pour des personnes réellement présentes le jour du recensement, ou bien au contraire pour des personnes supposées. Trop souvent en outre, sur d'autres bulletins, les réponses faisaient défaut pour certaines questions, celles relatives à la nationalité et à l'adresse de l'établissement de travail. On a dû se résoudre à éliminer les bulletins doubles ou insuffisamment remplis. Il en résulte une différence sensible entre les effectifs des populations légale et présente pour le département du Rhône, qui provient d'une mauvaise conduite des opérations locales dans la ville de Lyon. 449 "

Aucune évaluation précise n'est fournie. Trente ans plus tard, l'annuaire rétrospectif de l'I.N.S.E.E de 1966, précise au détour d'une note "la population de la ville de Lyon, et par suite, celle du département du Rhône a été surévaluée d'environ 64 000 habitants en 1911, 102 000 en 1921, 110 000 en 1931 et 111 000 en 1936 450 ." La logique de l'estimation de la surévaluation est évidente : pour l'I.N.S.E.E. de 1911 à 1936, la population lyonnaise est restée stationnaire, au niveau de 460 000 individus, ce qui est le chiffre du recensement de 1946.

Cette parfaite stabilité est gênante. Outre qu'elle est peu probable, elle empêche de discerner une quelconque évolution dans le niveau de l'emploi dans le département du Rhône de 1911 à la seconde guerre mondiale. Il y a vingt ans, Jean Bienfait avait proposé une estimation de la surévaluation lyonnaise, en se fondant soit sur les taux de mortalité des départements de la Loire et de l'Isère soit sur les listes électorales 451 . J'ai personnellement essayé une autre méthode qui donne des résultats assez proches. Disposant du chiffre des naissances et des décès domiciliés de Lyon 452 , j'ai calculé la population correspondante en utilisant soit les taux de natalité et de mortalité de la population urbaine fournis par la statistique générale de la France de 1904 à 1931, soit les taux correspondants pour le département de la Seine. Le graphique suivant montre les résultats obtenus.

Croquis n° 31
Croquis n° 31

L'estimation du gonflement des effectifs varie beaucoup selon les indicateurs retenus. Elle est toujours plus forte si la base de l'estimation sont les chiffres de la France urbaine. Elle atteindrait près de 200000 personnes en 1926 et 1931, ce qui est excessif et qui supposerait une forte diminution de la population lyonnaise. Les chiffres obtenus à partir des taux de la Seine me semblent les plus vraisemblables. Les comportements démographiques de Lyon sont certainement plus proches de ceux de la Seine que de l'ensemble de la population urbaine où sont prépondérantes les petites villes. De plus les taux bruts de reproduction du Rhône et de la Seine sont fort voisins. Voici ces taux ( d'après Yves Tugault, Fécondité et urbanisation, PUF, 1975, p.24-25)

Taux brut de reproduction Seine Rhône
1860 - 1862 152 148
1890 - 1892 120 106
1910 - 1912 86 84
1930 - 1932 77 91

Que le gonflement n'ait pas toujours eu la même ampleur est particulièrement gênant. Impossible dans ces conditions d'apprécier la fiabilité des variations de la population active : une surestimation quasi-constante serait plus facile à intégrer au raisonnement.

Encore limitées en 1911, les falsifications deviennent plus importantes pendant l'entre-deux-guerres, dépassant certainement les 100 000 individus en 1936. C'est précisément le moment où les services centraux éliminent les bulletins individuels douteux avant de s'atteler à l'établissement des statistiques de l'emploi. A quel niveau le dopage lyonnais se répercute-t-il sur la population active masculine départementale ? Sans doute entre 20 et 35000 individus. De ce fait il est très difficile de savoir si le graphique suivant traduit, de 1926 à 1936, une réelle diminution de la population active masculine du Rhône ou s'il ne s'agit que d'un plus faible prise en compte de la fraude : en 1926, tous les bulletins individuels ont été dépouillés mais en 1936, des milliers d'entre eux n'ont pas été pris en compte.

Croquis n°32 : Evolution de la population active masculine dans le Rhône
Croquis n°32 : Evolution de la population active masculine dans le Rhône

La population active masculine totale compte 258 000 individus en 1896. Elle progresse assez nettement en 1901, atteignant 280 000 personnes mais enregistre un léger recul des 1906, redescendant à 275 000. La part de la population active masculine résidant à Lyon et Villeurbanne doit, grosso modo, représenter la moitié de cet effectif, c'est à dire 120 à 130 000 hommes. A la veille de la guerre, l'enquête de l'Office du Travail effectuée auprès des organisations professionnelles 453 avalise cette estimation. Au delà de 1906, on entre dans l'inconnu. Dès 1911, la population lyonnaise est systématiquement surestimée et il est impossible de démêler la manière dont les chiffres lyonnais falsifiés sont interprétés par les services parisiens. En 1911 la population active masculine serait de 286 000. A vrai dire, en raison de la spécificité du recensement de 1911, ce recensement est de faible utilité pour le suivi des secteurs d'emploi. Dans la série homogène, du point de vue des modes de classement des professions des individus, des recensements 1896-1936, il revient à une pratique antérieure à 1896. En 1911, les individus sont classés en fonction de leur métier - profession individuelle comme dit le recensement- et non de la branche ou du secteur - groupe professionnel pour le recensement- comme c'est le cas pour tous les autres recensements de la période 454 .

Même sans tenir compte du recensement de 1911, la pesée globale de l'économie lyonnaise avant la première guerre mondiale est possible. Les travaux de Yves Lequin et Pierre Cayez fournissent un tableau précis 455 , les recensements de 1896, 1901 et 1906 sont fiables et ils peuvent être complétés par l'enquête de l'Office Municipal du Travail. Au contraire, pendant l'entre-deux-guerres, période pour laquelle une pesée globale serait beaucoup plus indispensable les chiffres sont beaucoup plus controuvés et la seule population active masculine, par ses fluctuations erratiques obvie à toute approche fiable. Officiellement la population masculine active du Rhône serait de 313000 en 1921, 326000 en 1926, 303000 en 1931 et 285000 en 1936. La chute est nette entre 1926, vraisemblablement l'année où la population de Lyon atteint son point culminant, et 1936. Mais il ne faut pas oublier que seuls les chiffres de 1936 ont été révisés par les services centraux. Le recul de l'emploi est probable mais il n'atteint certainement pas l'ampleur que suggèrent les chiffres : plus de 40000 emplois disparus en 10 ans ! A ce rythme, la population active masculine française aurait perdu plus d'un million et demi d'emplois entre 1926 et 1936. Or, elle n'en a perdu que 600000 456 .

Notes
446.

Voir Marcel Croze, "Les statistiques démographiques", INSEE, Pour une histoire de la statistique, tome 2, p. 21-34. Voir, en particulier, l'annexe sur les recensements avant 1946. On peut y lire : "Alors qu'auparavant les tableaux statistiques, aussi bien pour la population légale que pour la population présente, étaient établis à l'échelon local et récapitulés aux échelons géographiques supérieurs, la partie du bulletin individuel relative à la situation professionnelle est centralisée et exploitée par des machines à cartes perforées, pour obtenir la statistique de la population active par branche d'activité économique et situation dans la profession, et celle des établissements par branche d'activité économique et nombre de salariés. Pour réaliser cette dernière statistique, les bulletins individuels des personnes actives sont rassemblés manuellement avec la feuille de leur établissement de travail. Le recensement de 1896 marque une date dans l'histoire des recensements, par la première expérience de centralisation du dépouillement et par le développement des statistiques de la population active, qui allait faire pendant longtemps du recensement l'unique source statistique en ce domaine."

447.

Roncayolo Marcel, Croissance et division sociale de l'espace urbain, essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, tome 1, p. 214

448.

En 1931, la population légale est de 1 046028 personnes et la population présente totale de 1 009 059. En 1936 les chiffres sont respectivement de 1 028 379 et 889 770.

449.

Recensement de 1936, tome 2, introduction, p. VII

450.

INSEE. Annuaire statistique de la France. Résumé rétrospectif. 1966, note 15, p. 32

451.

Jean bienfait, art. cit.

452.

Le comble de l'ironie est atteint lorsque les documents statistiques lyonnais constatent avec satisfaction que Lyon est la grande ville qui a le taux de mortalité le plus faible de toute la France !

453.

Office municipal du Travail, Statistiques et renseignements sur diverses questions ouvrières et sociales, année 1913-1914. Cet ouvrage exceptionnel est le résultat d'une grande enquête auprès des diverses organisations syndicales. Pour chaque profession, on dispose ainsi des renseignements patronaux et ouvriers sur les salaires, les conditions d'apprentissage, les effectifs, la durée du travail…J'ai en vain chercher l'équivalent pour l'entre‑deux‑guerres. En l'absence de cet équivalent, je ne peux pas en faire l'exploitation systématique que j'aurais souhaitée.

454.

Voir Yves Lequin, Les ouvriers de la région lyonnaise, tome 1, p. 115-118

455.

Yves Lequin, Les ouvriers de la région lyonnaise, op. cit. et Pierre Cayez, Crises et croissance de l'industrie lyonnaise, 1850-1900, Editions du C.N.R.S., 1980, 357 p.

456.

J'ai calculé ces chiffres d'après Jean‑Claude Toutain, La population de la France de 1700 à 1959, Cahiers de l'I.S.E.A., n° 133, janvier 1963, 252 p. Le tableau de la population active masculine totale est le tableau 58. En France, la chute de l'emploi la plus brutale a lieu entre 1931 et 1936. Elle est de 772000 emplois.