Marc Bloch, aux sombres jours de l'occupation, prédisait au concept de génération un bel avenir. "La notion de génération, écrivait-il dans la clandestinité, est donc très souple, comme tout concept qui s'efforce d'exprimer, sans les déformer, les choses de l'homme. Mais elle répond aussi à des réalités que nous sentons très concrètes (...) Elle semble destinée à fournir, de plus en plus, à une analyse raisonnes, des vicissitudes humaines, son premier jalonnement 470 ." En cela, il prenait ses distances avec Lucien Febvre qui avait rejeté quelques années plus tôt ce concept aux oubliettes de l'école historique française, considérant qu'il s'agissait d'une "notion confuse", "mal définie", "inutile" et même "parasite" 471
Le concept de génération est de plus en plus utilisé dans les sciences humaines et en histoire après être passé par un véritable purgatoire dans les années 1950 472 . Très souvent, on s'attache à construire une génération autour d'un événement politique, culturel ou intellectuel, sans référence directe à l'âge des membres de la génération même si cette dimension n'est pas totalement absente de cette conception. C'est le cas lorsque l'on parle de la génération de la Grande Guerre. Avoir fait la guerre est une expérience traumatisante mais avoir eu 35-36 ans en 1914, c'est avoir de fortes chances de ne pas monter en première ligne alors qu'avoir eu 20 ans à la même date implique une autre expérience du conflit. On pourrait prendre d'autres exemples telle la génération de 1830, de la guerre d'Algérie ou de 1968. Pendant longtemps l'utilisation du concept de générations en histoire a été cantonné à l'histoire philosophique et réservé au domaine des idées. C'est cette approche spéculative, très présente jusqu'au années 1920 qui a valu aux générations la volée de bois vert de Lucien Febvre 473 .
Mon approche est strictement pragmatique. Je me suis attaché à la stricte acceptation démographique du concept. Lorsque je parle de générations, ou mieux de cohortes, je fais référence à des individus nés, au plus, à deux ans d'intervalle 474 . Mon objectif a été de reconstituer des cohortes successives de Lyonnais - la première cohorte est celle des hommes nés en 1872-1875, la seconde est celle de ceux qui ont vu le jour en 1899-1900 - afin de comparer, à âge égal, les mêmes phénomènes - mobilité résidentielle, mobilité professionnelle et mobilité sociale - dans ces deux cohortes.
Pour cela, il fallait trouver une source. Les listes nominatives du recensement n'étaient pas utilisables en raison des falsifications nombreuses mais, même sans ce lourd handicap, je n'aurais pas pu y avoir recours comme source de base. En effet leur utilisation aurait nécessité des moyens informatiques dont je ne disposais pas : les listes nominatives sont organisées par rues et il n'est pas possible de retrouver un habitant mobile sauf à saisir l'ensemble des individus et à mettre en œuvre un programme de repérage patronymique 475 .
J'ai alors imaginé une autre solution. Sélectionner un échantillon et le suivre dans les listes électorales. Ces dernières sont loin d'être une source parfaite - j'en fais la critique ci-dessous - mais les individus sont classés par ordre alphabétique et même s'il n'y a pas une liste unique, on peut suivre un individu mobile dans le cadre de la commune. Restait à déterminer la périodicité du suivi. Il fallait définir un maillage ni trop lâche ni trop fin. Pas trop lâche afin de saisir les étapes d'une mobilité éventuelle et pas trop fin pour être opérationnel. Si un intervalle d'un an entre deux observations pourrait se justifier en début de carrière, cette périodicité trop serrée est inutile lorsque l'immobilité l'emporte. Surtout cette solution eût été trop coûteuse en temps. La périodicité de dix ans a été très souvent retenue outre-Atlantique mais cette intervalle d'observation eût été trop lâche en début de carrière. J'ai opté pour une solution moyenne, cinq ans. Cet espacement entre deux observations avait l'avantage de coïncider avec les recensements. Je pouvais ainsi, disposant des adresses des individus, réutiliser le recensement pour certains d'entre eux.
J'ai sélectionné l'échantillon de la première cohorte à partir des listes électorales de 1896. A la fin de la liste générale des électeurs, se trouve la liste militaire. En 1896, elle portait sur les individus nés en 1872, 1873, 1874 et 1875 476 . Les électeurs étant classés par ordre alphabétique, j'ai constitué la première partie du fichier en sélectionnant un électeur sur dix - le premier, le onzième, le vingt-et-unième... - dans chaque arrondissement et à Villeurbanne. Puis j'ai dressé la liste des électeurs nés ces mêmes années mais inscrits sur la liste générale et j'ai, à nouveau, sélectionné un individu sur dix. Telle est la manière dont j'ai construit l'échantillon initial. Il est de 761 individus. 573 choisis dans la liste militaire et 184 dans la liste générale 477
Une fois constitué l'échantillon initial, j'ai recherché ces électeurs dans les listes électorales de 1901. Je les ai d'abord recherchés dans leur arrondissement d'origine, et, s'il n'y étaient plus inscrits, dans tous les autres arrondissements et à Villeurbanne. Je les ai également recherchés dans les communes limitrophes mais j'ai ensuite abandonné cette recherche car elle entraînait une multiplication des manipulations de listes électorales et je n'y ai retrouvé que très peu d'individus qui ne figuraient plus sur les listes de Lyon et de Villeurbanne. Vu le temps consacré à ces dépouillements, j'ai renoncé à utiliser les listes électorales des communes de banlieue. J'ai recommencé cette opération en 1906,1911,1921.1926,1931 et 1936. A partir de 1921, je n'ai plus recherché les individus pour lesquels j'avais perdu la trace depuis 1896. Telle a été la technique suivie pour construire la première cohorte.
Le fichier ainsi constitué, une fois préparé et recodé, est à la base de l'étude de la mobilité professionnelle et de la mobilité géographique. Pour constituer le fichier servant à l'étude de la mobilité sociale, j'ai sélectionné les individus qui dans la cohorte étaient présents pendant quinze ans à Lyon et qui étaient natifs du département du Rhône 478 . J'ai alors recherché les actes de naissances de ces électeurs afin de connaître la profession de leur père à la naissance 479 .
Une fois reconstitué le canevas de ces vies - je n'ose employer le terme de biographie qui supposerait une densité humaine et psychologique totalement absente des résultats obtenus - j'ai procédé de même pour une autre cohorte, celle qui est arrivée à l'âge adulte juste après le premier conflit mondial. Les hommes de la seconde cohorte sont potentiellement les fils de ceux de la première cohorte puisqu'ils ont séparés 28-30 ans d'écart
Les listes électorales de départ sont celles de 1921 La liste militaire porte sur les hommes nés en 1899 et 1900. Comme seules deux années de naissance servaient de base à l'échantillon, j'ai retenu un électeur sur cinq et non un sur dix. L'échantillon initial compte 737 électeurs, 661 sont extraits de la liste militaire et 76 de la liste générale. Ensuite, j'ai procédé comme pour la première cohorte, en 1926, 1931 et 1936. Pour étudier la mobilité sociale, j'ai recherché les actes de naissance des électeurs présents à Lyon et Villeurbanne de 1921 à 1936 et qui de plus étaient nés dans le Rhône. 480 . Telle sont les étapes rapproche longitudinale qui ont abouti à la reconstitution de l'écorce des existences des individus des deux cohortes. Le croquis suivant schématise l'enquête menée.
Pour avoir une vue d'ensemble de l'évolution sociale de Lyon et Villeurbanne, j'ai effectué quatre coupes transversales. Afin que les résultats soient cohérents avec ceux des deux suivis longitudinaux, j'ai utilisé les mêmes sources, les listes électorales. J'ai procédé par sondages au 1/100. Quatre fichiers d'environ mille individus ont été construits. Les deux démarches de l'enquête statistique sont résumées par le schéma suivant.
Bloch Marc, Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, Paris, A. Colin, 3e édition, 1959, 112p., p. 95.
Febvre Lucien, "Générations", in "Projets d'article et de vocabulaire historique". Bulletin du Centre international de synthèse, tf 7, juin 1928, p. 37-43. Cité d'après Claudine Attias-Donfut, Sociologie des générations, l'empreinte du temps, Paris, PUF, 1988, p.68
Voir "Générations intellectuelles", sous la direction de Jean-François Sirinelli, Cahiers de l'IHTP, n° 6, novembre 1987. Voir aussi l'orientation bibliographique parue sur le même sujet dans le Bulletin de l'IHTP, n° 31, mars 1988. Charles Tilly aborde le problème des biographies collectives et de la prosopographie, "multiple-career-line analysis", dans son article "The Old New Social History and the New Old Social History", Review. VII3, hiver 1984, p. 363-406
Voir Claudine Allias-Donlul. Sociologie des générations, l'empreinte du temps, p. 15-75, Génération et histoire.
Pour des raisons de clarté, je réserverai dans la suite de ce travail, le mot cohorte aux individus dont j'ai reconstitué la carrière. Bien sûr. ils font partie intégrante des hommes nés au même moment et pour lesquels, j'utiliserai le mot génération.
Voir Patrice Bourdelais, "L'industrialisation et ses mobilités", Annales ESC, n° 5,1984, p. 1009-1019 pour un exemple français. Pour les Etats-Unis, on peut citer la monumentale entreprise de T. Hershberg, The Philadelphia Social History Project. A Mothodotogical History,Thèse de Phd, Stanford, 1973. Les travaux de Gérard Bouchard et de son équipe sur la vallée de la Saguenay à Chicoutimi sont de nature comparable.
1l y avait aussi quelques individus nés en 1871. Je les ai d'abord sélectionné et j'ai reconstitué leur itinéraire mais je les ai ensuite éliminés car ils étaient trop peu nombreux.
Ainsi, je ne perdais pas les individus qui, pour une raison ou une autre, n'ont pas fait leur service national au même moment que les autres hommes de leur classe ou qui y ont complètement échappé ou qui ont été classés dans la liste générale alors qu'ils auraient dû figurer dans la liste militaire.
Dans ce sous-échantillon de la première cohorte, les natifs du Rhône représentent 71%. Si j'ai décidé de travailler uniquement sur les natifs du Rhône, c'est uniquement pour des raisons de commodités. Les non-natifs du Rhône étaient fortement dispersés. Les 105 individus de la première cohorte qui sont présents à Lyon de 1896 à 1911 et qui ne sont pas natifs du Rhône, sont originaires de 34 départements différents et de trois pays (essentiellement Italie et Suisse). Seuls le département de l'Isère envoie un contingent assez important.
Je ne donne ici que les grandes lignes. Je reviendrai plus en détail sur certains points lors del'étude de la mobilité sociale. Voir chapitre XIU.
Ces natifs du Rhône représentent 75% des électeurs restés à Lyon pendant quinze ans. Les 63 individus de la seconde cohorte présents de 1921 à 1936 et non natifs du Rhône sont originaires de 26 départements différents.