B. La source-pivot : les listes électorales

Comme je l'ai indiqué, ce sont les listes électorales qui constituent la base de l'enquête statistique. Elles sont le pivot de toutes les reconstitutions d'itinéraires et les autres documents - listes nominatives du recensement, actes d'Etat civil, indicateurs et annuaires divers - n'ont été utilisés que pour compléter, préciser, enrichir les renseignements fournis par les listes électorales.

Des listes électorales, on sait qu'elles sont incomplètes 481 - J'ai déjà évoqué ce point à propos des membres des grands cercles - qu'elles ne tiennent compte ni des jeunes, ni des femmes 482 , ni des étrangers 483 ... Ces limites sont réelles et je ne prétendrai jamais que les résultats sont représentatifs de l'ensemble de la population. Le point déterminant pour la qualité de l'enquête - dont la logique est avant tout comparative - est de pouvoir établir qu'il n'y a pas eu de ruptures brutales dans la manière dont les listes électorales ont été tenues. A la limite, une source dont le biais serait constant serait une bonne source....

Rares sont les indicateurs qui permettraient - en l'absence d'une impossible comparaison entre électorat potentiel et électorat inscrit - d'apprécier la manière dont les listes électorales lyonnaises s'écartent de la réalité dont elles sont censées rendre compte. Comparer l'âge de l'électorat lyonnais à l'âge de la population nationale masculine adulte me semble correspondre aux exigences requises. J'ai comparé les classes d'âge de cette population lors des recensements de 1896, 1911, 1921 et 1936 aux classes d'âge de l'électorat telles que les révèlent les quatre coupes transversales puis j'ai calculé les indices de dissimilarité correspondant aux quatre observations 484 . En 1896, l'indice est de 6,8, en 1911 il est de 6,3, en 1921 de 6,1 et en 1936 de 5. Trois remarques : primo, ces indices sont très faibles, cela n'a, en-soi, que peu d'importance pour l'objectif poursuivi mais révèle que la structure d'âge de l'électorat lyonnais est voisine de la structure d'âge de la population masculine adulte ; secundo, et c'est l'essentiel pour la démonstration, les écarts entre les quatre indices sont minimes et l'on peut conclure que les listes électorales ont toujours été tenues de la même manière, ni mieux ni plus mal au début ou à la fin de la période 485 ; tertio, la valeur des indices diminue régulièrement, preuve du rapprochement des structures d'âge, conséquence de l'urbanisation qui progresse pendant les quarante années d'observations.

Ce point établi, il ne faut cependant pas perdre de vue que les listes électorales ne peuvent rendre compte, au mieux, que des individus les plus intégrés à la société urbaine. Leur inscription même sur les listes électorales est la preuve qu'ils ne sont en aucune manière des oiseaux de passage 486 .Les électeurs sont certainement plus stables que la partie non inscrite de l'électoral potentiel 487 . Ce qui signifie que tous les taux de mobilité calculés à partir des listes électorales ont de forte chance d'être des minima plus que des maxima.

Afin de connaître les procédés concrets de tenue des listes électorales, j'ai essayé de retrouver les employés de mairie qui en avaient la charge mais, malgré de multiples démarches auprès de la municipalité, je n'ai pas pu en retrouver. La responsable du service des élections, Mme Tairraz, qui a eu l'occasion de travailler sur les fichiers d'avant-guerre et qui a connu les employés qui en étaient responsables m'a fourni des renseignements utiles. Avant la liste électorale, il y avait les fiches individuelles. Ces dernières étaient remplies par un employé municipal au moment où le futur électeur venait se faire inscrire, muni des pièces nécessaires à son inscription (loyer, pièce d'identité). Il indiquait oralement sa profession que l'employé reportait sur la fiche. Ce point est ambigu. En effet, le formulaire de demande d'inscription sur la liste électoral reproduit dans le manuel électoral de 1904 est expressément rempli par le demandeur ou par la personne qui demande son inscription 488 . Au demeurant, cette divergence n'a que peu d'importance, car avant rétablissement de la liste, II y a une autre étape où seuls interviennent les services municipaux et dont les implications sur la production du document sont vraisemblablement plus déterminantes.

Tous les ans, les fiches individuelles sont mises à jour. Celles des décédés, des migrants, des faillis ... sont retirées et celles des nouveaux électeurs sont ajoutées. Puis le fichier est classé par ordre alphabétique et les employés établissent la liste électorale annuelle. De même les fiches retirées sont répertoriées pour constituer la liste des radiations et les fiches ajoutées sont prises en compte dans la liste des additions. Afin de faciliter le suivi des fiches individuelles, les mêmes employés municipaux sont toujours chargés des mêmes secteurs, arrondissement ou partie d'arrondissement.

Ces renseignements sont précieux et l'on peut en déduire quelques conclusions sur la manière dont est établi le document final qui constitue la source principale de la connaissance de la position sociale 489 . D'une part, si la base du document est l'autodéclaration de l'électeur, les services municipaux ont une, voire deux - si la demande n'est pas rempli directement par le demandeur - occasions de filtrer, modifier, simplifier l'information, lors de la constitution de la fiche individuelle et lors de la constitution de la liste. Les modifications sont d'ailleurs certainement plus nombreuses lors de cette seconde étape qui occupe les employés municipaux à plein temps pendant le première trimestre de chaque année civile 490 . Pendant cette opération longue et fastidieuse de report du fichier sur la liste, il est certain que la tentation des abréviations doit être forte et les transactions fréquentes. Pourquoi écrire représentant de commerce lorsque l'on peut se contenter de représentant ou ouvrier boulanger quand boulanger, ou ouvrier, peuvent paraître suffisants...

Le mode de constitution des listes électorales explique l'une de leurs caractéristiques essentielles lorsqu'on les utilise pour une étude sociale : le décalage chronologique entre la situation d'un électeur et la transcription du phénomène sur les listes électorales tant il est vrai que certains changements ne sont signalés qu'avec retard. Et l'on peut ainsi découvrir des électeurs qui sont étudiant en médecine alors qu'ils sont médecins depuis longtemps... Il ne faut donc pas attendre des listes électorales un tableau précis et strictement daté. Utilisons une métaphore photographique : un instantané, pris à grande vitesse, donne une image nette du sujet mais son environnement est flou mais si l'on diminue la vitesse, la profondeur de champ augmente, le sujet perd en netteté mais l'environnement devient plus visible. Les listes électorales ne relèvent pas de l'instantané mais de la photographie à fort temps de pause...

Connaître les principes qui président à la construction d'un document est indispensable pour l'utiliser mais il faut tenir compte également de sa matérialité et de sa conservation, même pour des documents du XXe siècle. La présentation matérielle des listes électorales a eu une incidence directe sur la reconstitution des itinéraires individuels. Avant la guerre, le nom des parents de l'électeur est le plus souvent indiqué, ce qui permet de multiplier les vérifications. Après la guerre, les formulaires des listes électorales changent et on ne dispose pour identifier un individu que de son nom, de son prénom -mais l'ordre peut varier- de sa date de naissance 491 . D'où l'importance de la qualité de récriture des employés municipaux... Avant 1930, les listes sont tenues par arrondissement, c'est à dire que les électeurs sont classés par ordre alphabétique pour l'ensemble de l'arrondissement. En tête des registres se trouvent la liste générale, de loin la plus importante, suivie de la liste militaire où figurent les jeunes effectuant leur service national; ils sont également classés par ordre alphabétique. Après 1930, la même structure se retrouve, mais les services municipaux ne classent plus les électeurs par arrondissement mais par bureau de vote dans le cadre de l'arrondissement. Avant 1930, pour le 1e arrondissement, par exemple, il n'y a qu'une seule liste à consulter pour repérer les électeurs de cet arrondissement, après il y en a 9. Pour l'ensemble de Lyon et de Villeurbanne, on passe de 8 listes alphabétiques à 90... Cette transformation dans la tenue des listes m'a permis d'étudier naguère l'espace urbain lyonnais de manière fine puisque chaque bureau correspond à une surface restreinte et stable de l'ensemble de la ville 492 mais elle a multiplié les manipulations pour la reconstitution des itinéraires individuels. Cette transformation dans la tenue des listes s'est accompagnée d'une évolution dans la technique même de leur préparation : les listes ne sont plus manuscrites mais dactylographiées et reproduites par l'utilisation de carbones.

Les listes de 1921 sont les plus difficiles à lire. En effet les registres sont, pour six arrondissements sur sept (le cinquième faisant exception) écrits sur du papier pelure qui boit une encre très claire qui a souvent pâli. De plus, certaines feuilles ont fortement jaunies en vieillissant et pour aggraver le tout certains registres paraissent parfois avoir été mouillés, ce qui a contribué à dissoudre l'encre ! Pour traquer l'information, il faut souvent utiliser des feuilles intercalaires opaques pour éliminer la transparence des feuillets, ce qui ne pose guère de problèmes mais souvent, même en s'armant de loupe et de miroir (pour tenter de lire à l'envers lorsque l'encre a traversé le papier pelure) il a été impossible de déchiffrer telle ou telle rubrique.

Le papier pelure ne permet pas d'écrire sur les deux pages des feuilles et certaines pages sont mal coordonnées en raison de l'inversion de cahiers au moment de la reliure. La non-coordination des pages peut entraîner, faute d'attention suffisante, des erreurs importantes, car la page où figurent nom, prénom, âge, commune de naissance, ne correspond pas à celle où sont inscrits arrondissement, département de naissance, profession et adresse 493 . Outre cette mauvaise coordination des pages spécifique aux listes de 1921, les inversions de cahiers bouleversent l'ordre alphabétique des électeurs 494 . Ces inversions n'ont pas de conséquences lorsque l'on procède à un sondage pour une coupe transversale, puisque le sondage n'est pas fondé sur la liste alphabétique des électeurs mais sur leur nombre, en revanche, lors de la reconstitution de cohortes ce point est très ennuyeux puisque l'ensemble de la recherche repose justement sur l'ordre alphabétique. Dans ce cas là, seule la vigilance peut pallier cette faiblesse de la source mais il serait audacieux de prétendre qu'elle n'est jamais prise en défaut.

Maintenant que les listes électorales sont mieux connues 495 , il est temps de présenter le passage de la collecte de l'information à la construction des données. Cette opération qui consiste à transformer les informations brutes, nom, date de naissance, lieu de naissance, appellations professionnelles, saisies en alphanumérique, aux données numériques est une étape fondamentale. Le codage des âges, la construction des classes d'âge, celui des lieux de naissance ne pose pas de problèmes trop délicats. En revanche la construction de la nomenclature socio-professionnelle est une étape décisive surtout pour une recherche dont la mobilité professionnelle et la mobilité sociale sont les objectifs essentiels. Le chapitre suivant est entièrement consacré à cette construction.

Notes
481.

A Lyon, en raison des falsifications des listes nominatives du recensement, il n'est pas possible de se livrer à la comparaison de l'électoral potentiel et de l'électoral inscrit. Voir Marcel Massard, Attitudes politiques et sociales dans la région du Creusot au début du XX e siècle, Thèse de 3e cycle, s.d,. dactylographié. D'après les tableaux établis par Fauteur (p. 269) au Creusot, l'électoral inscrit équivaut à 81% de l'électoral potentiel, mais dans les communes limitrophes, l'électoral inscrit est souvent supérieur à l'électoral potentiel.

482.

Sur les oppositions au droit de vote des femmes, en particulier pendant l'entre-deux-guerres, voir Steven C. Hause et Anne R. Kenney, Women's Suffrage and Social Politics in the French Third Republic, Princeton University Press. 1984,382p.

483.

Les naturalisés peuvent s'inscrire sur les listes électorales et il semble qu'ils le fassent avec une grande promptitude, voir Jean-Charles Bonnet, "Naturalisations et révisions des naturalisations de 1927 à 1944 : l'exempte du Rhône", Mouvement Social, n° 98. janvier-mars 1977, p. 43-75. L'auteur constate (p. 50) que : "67% des naturalisés lyonnais de 1936 s'étaient fait inscrire dès 1937."

484.

Voir annexe n° 3, te tableau qui permet ces comparaisons. Pour le calcul de l'indice de dissimilarité, voir annexe n° 9. L'indice de dissimilarité peut varier de 0 à 100.

485.

Evoquant la tenue des listes électorales. Georges Dupeux estime, Le Front Populaire et les élections de 1936, p. 146, : "Nous ne sommes pas éloignés de croire que la proportion relativement élevée d'abstentions dans des villes comme Marseille et Lyon s'explique en partie par le fait que ces listes n'avaient pas soigneusement été mises à jour."

486.

Lors du 4e colloque national de démographie, Migrations intérieures, méthodes d'observation et d'analyse, CNRS, 1975, A.M. Faidutli constatait (p. 168) :"le refus de modifier son domicile électoral lors d'une migration correspond souvent au sentiment d'une migration non définitive."

487.

Sur la nature des non-inscrits dans les années 1970, on peut consulter l'article de Jean Peneff, "Abstention ouvrière et participation bourgeoise aux élections à Nantes en 1977 et 1978", Mouvement Social, n° 115, avril-juin 1981, p.3-25 Voir aussi Bréchon Pierre et Cautrés Bruno, "L'inscription sur les listes électorales : indicateur de socialisation ou de politisation", RFSP., vol. 37, n° 4, août 1987, p. 502-525

488.

Beurdeley Paul et Benâtre Edouard, Nouveau manuel électoral. Paris, Librairie de la société du recueil général des lois et arrêts, 1904,244 p. Le formulaire est reproduit p. 197-198.

489.

La transcription de l'année de naissance et de la commune de naissance peut être l'objet d'erreurs mais elle ne peut, comme celle de la profession, faire l'objet d'une transaction entre la déclaration, la fiche individuelle et la liste électorale proprement dite.

490.

Les listes sont closes le 31 mars.

491.

Signalons une pratique que je n'avais pas comprise initialement : 12 8tre 1874 signifie 12 octobre 1874 et non pas 12 Août...

492.

A la Libération, pour tenir compte de l'inscription des électrices, les bureaux ont été divisés en bureau bis et bureau ter mais les services municipaux n'ont pas mis en cause la logique du découpage spatial. Par exemple, le second bureau du 1° arrondissement est divisé en trois, mais les électeurs de ces trois bureaux votent tous au même endroit, au groupe scolaire Victor Hugo, impasse Flesselles. Aujourd'hui le découpage spatial des bureaux de vote de Lyon correspond toujours, dans l'ensemble, à celui de la fin des années 1930. Voir Jacques Le Baron La vie politique à Lyon aux lendemains de la Libération : le tournant de 1946. Thèse de 3° cycle. Université Lyon 2.1985. Dactylographiée; 2 volumes 186 et 132 p.

493.

Dans le registre, ADR 3MP 569, on peut repérer pour l'électeur n° 7801, un lieu de naissance Paris qui correspond au département de Savoie ! Dans ce registre, les pages concernant les électeurs 7801 à 7901 ne sont pas coordonnées. Les listes de 1921 ont une autre particularité : figurent à la fin de la liste générale des listes de présumés disparus où les individus sont rayés lorsque la preuve de leur décès a été apportée. Ces listes disent directement la saignée subie par les générations du feu : dans le troisième arrondissement, qui compte alors 18300 électeurs, on en dénombre 497, soit près de 3%. Je n'ai pas retenu ces électeurs lors du sondage effectué dans les listes électorales de 1921. Ces listes de présumés disparus n'existent que dans le troisième et le quatrième arrondissements, ce qui montre, une fois encore, que la tenue des listes n'est pas homogène sur l'ensemble de l'agglomération

494.

Lorsque l'erreur porte sur un individu qui a été malencontreusement oublié par l'employé, souvent une marque et une note indique à quel endroit de la liste figure l'électeur oublié. Lorsque le problème porte sur plusieurs dizaines d'électeurs, il s'agit le plus souvent de l'inversion de deux cahiers mais iI peut aussi s'agir de l'oubli pur et simple d'un ou plusieurs cahiers : tel est le cas dans le registre villeurbannais de 1911 :1000 électeurs ont disparu! (ADR3MP413) Un exemple d'inversion : dans les listes du VII° arrondissement en 1921, on saute de l'électeur n° 7250, Gagnepain Georges, à l'électeur n° 7376, Gauliet Isidore, puis de l'électeur n° 7500, Gaudin Isidore, à l'électeur n° 7251, Gagnepain Pierre, pour revenir enfin de l'électeur n° 7375, Ganivet Eugène, à l'électeur n° 7501, Gaudin Jean-Marie

495.

Les listes d'additions et de radiations aux listes électorales de 1937 que j'ai utilisées pour la coupe transversale sur les migrations ont les même caractéristiques que les listes électorales de la fin de la période, c'est à dire qu'elles sont tenues par bureaux de vote et dactylographiées. Simplement les employés indiquent la raison de l'addition ou de la radiation. Elles sont présentées plus en détail dans la troisième partie. Voir Vlll.B.1 et 2.