Classer les appellations professionnelles, en analyser les régies d'apparition et de disparition en liaison avec les mutations technologiques et les usages sociaux afin de pouvoir construire un code socio-professionnel à la fois précis et utilisable, tels sont les objectifs. La construction du code socio-professionnel est rendue plus ardue par l'impact que la chronologie a sur la sémantique de la langue socio-professionnelle. La dimension temporelle vient compliquer l'ambiguïté qui caractérise toute langue et il est difficile de se montrer, pour reprendre les expressions de Claude Hagège, cryptologue assidu et maître déchiffreur 502 .
Je me propose de décrire par le menu les professions déclarées pour expliciter les raisons des choix effectués, de souligner aussi les cas où j'ai dû trancher sans être certain d'avoir levé toutes les ambiguïtés. Cette étape de la recherche doit être la plus explicite possible. En effet, ces discussions, hésitations ou interrogations pourront paraître longues, austères et même ennuyeuses - c'est le côté bénédictin du métier d'historien - mais elles doivent être transparentes pour le lecteur 503 . Cette démarche relève de la critique interne des sources, elle illustre et renseigne sur les usages de la langue socio-professionnelle et souvent, les fréquences d'utilisation des appellations révèlent, par delà les biais afférent à la source, la soudaineté d'une mutation sociale. Ainsi n'est ce pas seulement aux usages de la langue socio-professionnelle que l'on peut attribuer la disparition des électeurs rentiers après le premier conflit mondial 504 , ou celle des électeurs propriétaires 505 ou bien encore la brusque diminution des tisseurs entre 1896 et 1911, ou au contraire, la nette émergence des électriciens 506 .
De ces mutations, les témoins et les acteurs sont parfois conscients. Ainsi, Emmanuel Vingtrinier, après avoir évoqué les tisseurs de Lyon qui considèrent le vieux mot de canut comme un terme de mépris 507 , annonce, en 1896 : "Dans peu d'années, le dernier canut ... aura disparu." 508 Les opportunités nouvelles du marché du travail attirent parfois les jeunes mais à l'âge de l'apprentissage, leur père, leur famille, n'acceptent pas toujours, que leurs fils s'engagent dans ces voies nouvelles. Telle est l'expérience vécue par Gaston Lucas. A treize ans, en 1920, le jeune Gaston rêvait d'électricité, essayant même avec ses copains de fabriquer un poste T.S.F. mais son père ne voyait aucun avenir dans cette branche. "Electricien ! Tu te rends compte, mais ce n'est pas un métier !" et il devint apprenti dans un atelier de serrurerie. 509
Le code socio-professionnel est ici construit a posteriori, en fonction des appellations effectivement rencontrées. Le croquis suivant précise les étapes successives de ce passage des sources aux données.
Dans ma thèse de 3e cycle je n'avais pu procéder de la sorte et le dictionnaire des professions avait été construit à priori. Grâce aux possibilités qu'offre la micro-informatique, j'ai suivi une démarche différente. L'établissement des listes, les hésitations de codage, les multiples essais grèveraient énormément le budget d'une recherche qui utiliserait les services d'un centre de calcul, mais cela devient relativement facile grâce à la micro-informatique. Les hésitations, tâtonnements et interrogations d'un chercheur en sciences humaines, souvent mal perçues par un analyste programmeur et de surcroît coûteuses (multiples lectures du marne fichier), deviennent désormais possibles, les coûts se réduisant au temps du chercheur 510 . Cette conquête de l'autonomie permet d'affiner sa connaissance du sujet. Aujourd'hui l'historien doit compter sur ses propres octets !
Voir Claude Hagège, L'Homme de paroles, contribution linguistique aux sciences humaines. Fayard 1985. Cité d'après l'édition de poche de 1986. Le problème de l'ambiguïté est abordé p.337 et sq.
Voir à ce propos l'article important de Gérard Bouchard, "L'utilisation des données socio- professionnelles en histoire : le problème de la diachronie", Histoire sociale-Social History, vol.XVI,n°32, novembre 1963, p.429-442. L'auteur évoque les ambiguïtés qui pèsent souvent sur les codes empiriques construits par tes historiens et plaide pour une utilisation de la Classification canadienne descriptive des professions, l'équivalent de notre code IINSEE. Cet article se caractérise par une vigueur de ton assez peu commune, il en précise les enjeux p.430-431 :"Le problème de l'évaluation scientifique du contenu des professions anciennes à des fins de classement est crucial et on doit se surprendre qu'il n'ait pas fait l'objet de recherches plus approfondies parmi les historiens. Le plus grand nombre d'entre eux en effet donnent leur classement comme allant presque de soi, une fois énoncées les diverses catégories entre lesquelles les professions doivent se répartir. C'est ainsi qu'on aura, par exemple pour le XIXe siècle, les catégories socio-professionnelles "spécialisées", "semi- spécialisées" et "non-spécialisées'' : il est bien évident qu'à moins de pouvoir s'appuyer sur des critères et des échelles d'évaluation assez fines (contemporaines ou non), le chercheur est forcément livré à des procédés incertains où entre une part considérable d'intuition, d'improvisation, voire de contradiction. Ces trois catégories appellent en effet une connaissance des métiers anciens qui parait impossible à reconstituer avec une précision suffisante, comme le sait quiconque s'est livré à ce genre d'exercice... Tout ceci fait douter à bon droit des résultats ainsi fondés..."
Comme on peut le voir dans le dictionnaire des professions, publié en annexe n° 27, on compte 12 rentiers ( groupe 11, code 35) en 1896, 11 en 1911, 3 en 1921 et un seul en 1936
Les propriétaires (groupe 11, code 35) sont au nombre de 6 en 1911 et de 2 en 1921
Les tisseurs (groupe 7, catégorie 25) passent de 56 à 14 entre 1896 et 1911. Aux mêmes dates.les électriciens passent de 1 à 7.
Cette appellation n'est pas attestée dans les listes électorales
Emmanuel Vingtrinier, La vie Lyonnaise, Autrefois-Aujourd'hui,circa 1896 réédition 1983,Les éditions du Lyon, Lyon. p. 217. Voir aussi G.d'Avenel, Le mécanisme de la vie moderne, A.Colin, 1900. Dans le chapitre consacrée à la soie, l'auteur emploie systématiquement le terme canut. Il souligne aussi la fin prochaine de la fabrique. "Cette organisation défectueuse, dont je parle au présent, ne sera bientôt plus du reste qu'un souvenir" (p. 247) Le même auteur donne, p. 264-265, une bonne description de l'activité du liseur de dessins; Dans Espace social...op. cit., l'échantillon portait sur 15502 électeurs et le terme canut ne fut attesté qu'une seule fois
Gaston Lucas, serrurier, p. 25-26
Le même sentiment est partagé par les historiens qui utilisent la micro-informatique plutôt que les services d'un centre de calcul. Martine Acerra en témoigne dans sa contribution à la table ronde d'octobre 1984, "Le vaisseau de guerre, objet prosopographique et informatique" ( in Informatique et Prosopographie,CNRS,1985) lorsqu'elle évoque p.232 "la micro-informatique permet de tâtonner, de tester une sortie, de recommencer en cas d'erreur ou d'insatisfaction ... le tout à peu de frais"