Composé de la catégorie industriels et de la catégorie négociants et gros commerçants, il constitue le sommet de la hiérarchie sociale et son rôle est important dans une étude de la mobilité professionnelle et sociale. Ce groupe est délicat à délimiter car les frontières entre petit et grand commerce, commerce et négoce, petite industrie et artisanat sont fluides, évolutives, difficiles à cerner de manière incontestable. La difficulté de ces distinctions est d'ailleurs soulignée dans le code INSEE. Afin de pallier ces difficultés, les rédacteurs de ce code indiquent qu'il convient d'utiliser une information supplémentaire, le nombre de salariés de l'employeur 518 . Il ne m'est pas possible de connaître ce nombre et donc la classification ne repose ici que sur la seule appellation.
La catégorie des industriels, telle que je l'ai définie, se distingue de toutes les autres catégories par la dispersion de ses appellations. J'ai indiqué précédemment, qu'il y avait en moyenne dans les coupes transversales effectuées par sondage, une appellation professionnelle pour trois individus. Pour les industriels, il y en a pratiquement une pour chaque individu avant le premier conflit mondial et une pour deux après 519 . La manière de se dire apparaît pour ces électeurs, très particulière. Chaque patron a tendance à individualiser son activité, à ne pas employer une appellation générale mais à la préciser. Comment interpréter ce fait ? Est-il dû à l'étroitesse de l'échantillon ? La chose est possible mais elle n'explique pas tout. Le fait se retrouverait pour les négociants, or il n'en est rien. Cette multiplicité des appellations spécifique est-elle un comportement social ? La manifestation de l'extrême spécialisation de la production fondée sur un savoir technique familial? Ou la volonté consciente de chaque individu de s'extraire d'un groupe et de marquer son indépendance-? Impossible de trancher. Il est, cependant, notable que l'appellation fabricant, très souvent usitée dans les journaux, dans les ouvrages d'époque, n'est jamais employée seule, elle est toujours suivie du nom du produit fabriqué et le terme générique d'industriel ne se développe qu'après le premier conflit mondial 520 .
Cette dispersion des appellations souligne l'importance du travail d'agrégation dans la construction de la catégorie. J'ai pris pour règle de considérer comme industriels tous les fabricants, indépendamment du produit fabriqué. Cette règle est critiquable. Des artisans sont certainement classés dans cette catégorie mais en l'absence d'autres critères, se fonder sur le produit fabriqué aurait conduit à un flou résultant de ma seule appréciation. Corsets, cravates, soierie, chapeaux, limes, gants, jouets, boutons, bronze d'église, galoches, navettes, peignes (pour le tissage), eaux minérales, chaises en rotin, ornements en zinc ... comment fonder une hiérarchie sociale sur un tel inventaire ? Mais entre un fabricant de chapeaux et un chapelier (classé dans le groupe ouvrier ou artisan), entre un fabricant de navettes et un navetier, un fabricant de peignes et un peignier, les différences sont sans doute ténues et les limites fluides.
Le même type de difficultés existe pour la catégorie du négoce mais à un degré moindre car la dispersion des appellations est ici beaucoup plus faible. En 1896, il y a une seule appellation pour près de cinq électeurs, une pour trois en 1911 et 1921, et une pour deux en 1936. La tendance est exactement inverse à celle constatée pour la catégorie précédente. Cette évolution s'explique uniquement par la présence d'un terme générique, négociant, le plus souvent employé sans autre spécification. Alors que la dispersion des activités caractérise les fabricants, le seul critère du négociant, critère ancien, c'est de manier l'argent. Cette vieille tradition lyonnaise, née aux temps où les Lombards avaient pignon sur rue, à quelques pas des quais de Saône, au pied de la colline de Fourvière, s'évanouit au XXe siècle. En effet, l'appellation négociant très fréquente au début de la période est beaucoup plus rare à la veille de la seconde guerre mondiale d'où la dispersion plus grande à la fin de la période.
J'ai également décidé de classer dans cette catégorie courtiers et commissionnaires 521 , marchands en soie ou en soierie et quelques marchands dont le titre était suivi de "en gros", tels les marchands de vins en gros. Un cas m'a beaucoup retenu et souligne les difficultés d'une telle classification. Il s'agit des fourreurs. Pour le Littré, fourreur signifie marchand de fourrures, mais les autres dictionnaires du XIXe et en particulier le Larousse 522 , donnent une définition plus ambiguë : "celui qui achète, vend ou apprête les peaux garnies de poil", et le Robert conserve pour le XIXe siècle le double sens de confection et de vente. Cette ambiguïté existe aussi dans l'ouvrage de Barberet sur le travail en France. Ce dernier différencie huit catégories ouvrières (tireurs de peaux, dérayeurs, fourreur-découpeurs...) et six catégories de patrons (apprêteurs de pelleteries, négociants fabricants, lustreurs ...) et dans toutes les pages, fort précises, qu'il consacre à ce sujet, confection et vente sont constamment entremêlées 523 . Vu le faible nombre de fourreurs, étant donné aussi que lorsque j'ai pu comparer pour le même individu l'appellation dans les listes nominatives du recensement et celle des listes électorales, il y avait correspondance entre fourreur et marchand de fourrures, j'ai décidé de classer ces individus dans la catégorie des négociants.
Aujourd'hui encore, la perception des fourreurs est ambiguë et liée à la visibilité de cette activité, visibilité accentuée par la publicité hivernale qui s'affiche sur les murs des grandes villes, où un nom de personne est suivi de fourreur (très rarement de marchand de fourrures). J'ai d'ailleurs observé, à Lyon, sur la porte d'un magasin luxueux, à l'évidence propriété d'un gros commerçant, l'inscription artisan fourreur. A deux pas de là, se trouve un magasin beaucoup plus modeste. Le propriétaire travaille cuirs et peaux dans son arrière-boutique, mais sur sa devanture, on peut lire fabricant... Certes, l'attrait du travail à l'ancienne peut expliquer le terme artisan mais ce n'est que souligner à nouveau la fluidité d'une langue marquée par le prestige associé à certaines appellations et l'utilisation commerciale qui en est faite indépendamment de sa signification initiale. Le même type d'ambiguïté existe pour diamantaire ou lapidaire, à la fois tailleur et vendeur de diamants. Si la vente est ancienne, la taille est très récente en France. "Il n'y a guère qu'une trentaine d'années que la taille du diamant fut introduite en France... En 1872, un seul français connaissait la taille du diamant et en 1885, nous pouvons en compter plus de quatre cents 524 ." Mais le poids des diamantaires est si faible que l'influence d'une erreur de codage serait nulle. Il en va différemment dans le secteur de la bijouterie. S'il est marchand, le code INSEE, classe le bijoutier dans la catégorie des gros commerçants mais, en fonction du statut, le bijoutier peut être petit commerçant, lorsqu'il est en même temps horloger, mais il peut également être classé comme industriel, artisan, ouvrier et même manœuvre 525 .
J'ai là aussi été obligé de trancher. J'ai choisi de classer les bijoutiers parmi la catégorie ouvriers ou artisans me fondant sur le témoignage d'un bijoutier actuel qui évoque le travail de son grand-père dans les années 1900. "Mon grand-père est natif du Bugey; il s'est installé à la Croix-Rousse avec une gérance de magasin. Il a commencé à être gérant. Quelque temps après, il a créé son fonds dans une toute petite boutique. Il était exclusivement artisan..., c'est à dire qu'il faisait des réparations de montres et, comme bijoux, il avait les bijoux de sa mère en vitrine. Il se procurait des bijoux à la demande de ses clients. En écartant les bras, il touchait les murs du magasin. Il avait une soupente et il travaillait en haut." Après un passage à la Guillotière, il se réinstalle à la Croix Rousse. "Il s'est installé ici autour de 1920, par là... Le magasin était divisé en deux : ma grand-mère faisait la coiffure d'un côté et mon grand-père toujours ses réparations et un peu de vente de l'autre côté." 526
Le groupe des négociants et industriels tel qu'il vient d'être défini est un groupe peu nombreux, environ 3% des électeurs. Si la légère tendance à la diminution n'est pas absolument certaine, vu la marge d'erreur qui pèse sur les sondages, il est sûr en revanche que l'évolution de la composition interne du groupe s'est transformée 527 . En 1896, on compte grosso modo un industriel pour deux négociants, à la veille et au lendemain de la guerre, les deux catégories s'équilibrent mais en 1936, on compte désormais deux industriels pour un négociant. Cette émergence des industriels, cette différenciation progressive du milieu flou du négoce, n'est pas un phénomène spécifiquement lyonnais mais semble se retrouver dans l'ensemble des grandes villes Françaises 528 .
INSEE, Code des catégories socio-professionnelles, 135 p. Imprimerie Nationale,6e édition, 1977. Ces développements se trouvent p. 24. Pour l'INSEE, un industriel emploie plus de 5 salariés, un artisan moins.
Dans la liste des appellations professionnelles des membres des grands cercles, celles des industriels sont moins dispersées que dans les sondages généraux. Il y a une appellation pour deux individus en 1906 et une pour trois en 1936. La diminution du nombre d'appellations dans le groupe industriel est due précisément à lagénéralisation du terme industriel après la première guerre mondiale.
La liste des appellations des grands cercles confirment tous ces points. Fabricant utilisé seul
n'a été repéré que 2 fois sur 458 observations. Voir annexe n° 5.
Les ambiguïtés de la langue socio-professionnelle et les connotations que peuvent apporter une apposition apparaissent bien avec cette appellation. Commissionnaire utilisé seul renvoie à une sorte de commis subalterne et le code INSEE le classe dans la catégorie "autre personnel de service" (code 72) à l'égal du coursier. Mais suivi de bestiaux ou de soierie, la connotation est différente et j'ai classé ces appellations dans la catégorie négociants.
Il y a parmi les professions des membres des grands cercles des commissionnaires en marchandises, en soie. Voir annexe n° 5. Notons également que commissionnaire-messager signifie alors transporteur.
Larousse du XIXe. tome 8. p.685
Joseph Barberet, Le travail en France, tome 1. p. 68-78. Selon l'auteur, les fourreurs étaient autrefois " d'une saleté repoussante" mais cela a disparu dans les années 1880. A cette date, on travaille, en France, le lapin, la fouine, le putois, le renard et la loutre de rivière en particulier dans le Rhône, la Manche, les Landes et la Bretagne ; en 1880 il y aurait 6000 ouvriers de la pelleterie en France dont 4000 à Paris et 2000 répartis entre Lyon, Bordeaux. Marseille, Troyes et Sens.
J Barberel, op. cit. tome 1,p. 193 et sq.. Le premier français, tailleur de diamants, serait Ch. Roulina, qui avait été l'apprenti d'ouvriers hollandais à la fin du Second Empire
INSEE, code socio-protessionnel. op. cit. p. 121.
Chantal Rittaud-Hutinet, Mémoire vivante de la Croix-Rousse. CNRS, 1982, p.90-91. Pour les bijoutiers, je n'ai pas pu, comme pour les fourreurs, m'appuyer sur le résultat du flou d'appellation.
L'enquête complémentaire sur les grands cercles confirme la même tendance : la diminution des négociants et la forte progression des industriels.
Voir Yves Lequin in Histoire de la France urbaine. tome 4, p. 485 et sq. Adeline Daumard, Les bourgeois de Paris au XIX e siècle, Paris, Flammarion, 1970, p. 48-49, constate qu'à Paris, en 1847 : "La titulature désignait plus de négociants que d'industriels, mais elle était parfois trompeuse : les deux types d'activité étaient souvent confondus."