5. Cadres supérieurs et professions libérales

Le troisième groupe est celui des cadres supérieurs. Aux catégories que le code INSEE range dans le groupe des professions libérales et cadres supérieurs (professions libérales, professeurs, professions littéraires et scientifiques, ingénieurs, cadres administratifs supérieurs), j'ai ajouté les étudiants 529 ..

Ce qui caractérise ce groupe pris dans son ensemble, c'est sa forte progression. En chiffres absolus, son effectif triple, passant de 25 individus en 1896 à 79 en 1936, et en chiffres relatifs, il passe de 3% des électeurs à 6%. Les incertitudes de classification sont plus faibles que pour les négociants et industriels dans un groupe où chaque appellation est portée en moyenne par deux électeurs durant toute la période considérée mais derrière cette moyenne apparaît en filigrane, à la fin de la période, une tendance à la reconnaissance de la spécificité liée à la conquête du titre. Le fait semble clair pour les ingénieurs dont on sait le rôle central dans l'émergence du groupe cadre.

Pour les ingénieurs, cette conquête de la précision est provoquée par les conséquences de "l'inflation d'ingénieurs" pour reprendre l'expression de Liouville, centralien et président de l'Union Sociale des Ingénieurs Catholiques (USIC) 530 . Cette inflation, un autre ingénieur devenu romancier, Marcel Prévost, la fait commencer à la fin les années 1880 lorsqu'il évoque "le titre d'ingénieur, aujourd'hui tellement vulgarisé qu'on cherche à en réglementer le sens et l'usage" 531 . Ce souci de contrôle aboutit à la loi du 10 juillet 1934 qui met en place une commission des titres qui dresse la liste des 88 écoles qui délivrent les diplômes exigés pour bénéficier de l'appellation ingénieur. Cette tendance à la fermeture du groupe n'est d'ailleurs pas spécifique à la France 532 .

Les résultats enregistrés par les sondages donnent la mesure de cette inflation d'ingénieurs. Aucun électeur ne se dit tel en 1896, mais ils sont quatre en 1911 (soit 0,4% ) neuf en 1921 (soit 0,8%) et 16 en 1936 (soit 1,2%) 533 . Par ailleurs, les ingénieurs sont particulièrement nombreux parmi les électeurs mobiles (16 sont rayés et 27 sont ajoutés). Parallèlement à cette progression numérique, l'utilisation du titre complet devient plus fréquente l'apparition, surtout parmi les électeurs mobiles. Ces nouvelles appellations, plus précises, font directement référence à l'école suivie, par exemple l'Ecole Centrale de Lyon (ingénieurs ECL). Si la remarque du dictionnaire de professions - "le public français est habitué 4 voir le titre d'ingénieur suivi d'une qualification qui précise sa carrière spéciale 534 " - ne semble pas confirmée avant le premier conflit mondial, la situation change pendant les années 1930. Les effets de la loi du 10 juillet 1934 qui postule que -"Les personnes qui s'intituleront ingénieur diplômé devront faire suivre immédiatement cette mention d'un des titres d'ingénieurs créés par l'Etat ou reconnus par l'Etat...Le titre sera désigné en entier ou à l'aide d'abréviation officiellement admises" 535 sont perceptibles en 1936 mais les listes électorales sont lentes à enregistrer les nouveautés : plus des deux tiers des électeurs sont toujours inscrits comme ingénieur sans aucune précision. Cette tendance, liée à l'exigence du diplôme, n'entre réellement dans les faits, et dans le droit, qu'avec la publication des arrêtés Parodi-Croizat en 1946 qui établissent des classifications destinées au calcul des salaires de chaque catégorie professionnelle 536 .

Le seul goût de la précision, mais peut-être s'agit-il d'une imitation du modèle ingénieur, explique que l'on abandonne souvent en 1936, le terme générique d'étudiant pour des formules plus précises telles qu'étudiant en lettres, étudiant en sciences, étudiant en médecine, étudiant en chimie... Cette recherche de la précision peut éventuellement se doubler de la recherche d'une gratification symbolique. Tel est peut-être le cas des professeurs. Alors que jusqu'en 1936. l'appellation professeur est la seule usitée, apparaissent dans les listes électorales et dans les listes d'additions et de radiations les expressions "professeur au lycée", et plus encore "professeur au lycée du Parc" et "professeur au lycée Ampère"...

Notes
529.

Le poids des étudiants ne devra pas être oublié lors de la lecture de certains traitements statistiques.

530.

cité in Luc Boltanski, Les cadres, la formation d'un groupe social. 1982, p.122

531.

Marcel Prévost. Polytechnique, roman paru en 1931 est cité in Clefs pour l'histoire du syndicalisme cadre sous la direction de Marc Descotes et Jean-Louis Robert, p. 17

532.

Voir sur ce point la comparaison internationale à laquelle se livre André Grelon, "L'évolution de la profession d'ingénieur en France dans les années 1930, André Grelon (ed.) Les ingénieurs de la crise, titre et professions entre les deux guerres, Paris. Editions de l'EHESS, 1986, p. 7- 32. L'auteur écrit p. 21 : "Finalement, le principal point commun de ces techniciens qualifiés est qu'ils sont touchés par la crise économique et qu'il leur faudra obtenir, de leurs gouvernants, des moyens de protection. Ces moyens diffèrent selon les caractéristiques nationales, mais ils visent au même but : restreindre l'accès, sinon à la profession, du moins au titre : en Angleterre, c'est l'octroi de la Charte pour les sociétés d'ingénieurs, en Belgique, c'est la loi du 11 septembre 1933, en Espagne, le décret du 14 mars 1933, en Italie, la loi Gentile... Partout des modalités législatives ou administratives entraînent un repli sur soi."

533.

Notons, sans en tirer de conclusions trop optimistes, que la progression observée entre 1921 et 1936 dans les deux sondages de 9 à 16, est du même ordre que celle observée an plan national, 55000 ingénieurs en 1920, 83000 en 1930 et 99000 en 1940 (chiffres cités par L. Boltanski, op.cit. p.121)

534.

E. Charton.Dictionnaire des professions, p.285

535.

Cité in Larousse de l'industrie et des arts et métiers, 1935, p.725. On y trouve la liste officielle des appellations avec en particulier ingénieur ECL et ingénieur chimiste, titre que peut délivrer l'Université de Lyon.

536.

Michel Cézard, "Les qualifications ouvrières en question", Economie et Statistique, n° 110, avril 1979, p.15-36. L'auteur précise (p. 16) la présentation de ces arrêtés : "Dans chaque branche professionnelle, des listes de métiers sous forme de simples intitulés, sans définition détaillée, furent annexées aux niveaux de qualification retenus."