9. Le monde du travail manuel

Avec les quatre groupes suivants est abordé le monde du travail manuel. Qualification du travail, distinction entre travailleurs indépendants et salariés sont des questions délicates, la question du statut est même accentuée lorsque l'on utilise les listes électorales qui ne fournissent aucun renseignement sur le statut à la différence des listes nominatives du recensement 544 .

Le problème de la qualification ouvrière est un problème difficile. Je ne crois pas que mes données permettent de distinguer ouvriers qualifiés et semi-qualifiés comme cela est souvent fait dans les études nord-américaines, solution qui a d'ailleurs été critiquée 545 . En effet cela supposerait une connaissance précise de l'évolution du procès de travail des diverses entreprises, de l'employeur de chaque individu, toutes choses que j'ignore. Un exemple et un témoignage viennent d'ailleurs souligner l'ambiguïté de certaines appellations et les divergences sur leur niveau de qualification. L'appellation chauffeur, sans autre indication, est particulièrement floue. Cette appellation désigne-t-elle un homme qui entretient le feu d'une forge ou d'une machine à vapeur ou un homme qui conduit un véhicule. Le premier sens est celui du XIXe siècle, le second est plus récent et une appellation chauffeur-conducteur est attestée dans les listes d'additions. Mais même si on ne retient que le premier sens, les études internes aux entreprises, montrent que la complexité est plus grande encore. Ainsi, chez Trayvou, entreprise de matériel de pesage, installée à Oullins, dans la banlieue Lyonnaise, on peut distinguer les chauffeurs de chaudière, les chauffeurs à la forge et les chauffeurs de clou, ces derniers chauffant à blanc les clous ou rivets nécessaires aux frappeurs. Concernant la qualification du chauffeur de chaudière, des entretiens réalisés auprès d'un directeur de fabrication ou d'un outilleur donnent des résultats totalement divergents. Pour le premier, charger en charbon une chaudière et la maintenir à une certaine pression est un travail peu qualifié, mais pour le second il s'agit d'une véritable qualification, et l'outilleur, ouvrier hautement qualifié, de conclure : "Vous savez, pour maintenir une chaudière sous pression, il faut être du métier, moi j'aurais pas pu le faire 546 ." Cet exemple montre également que si les appellations de métier sont nombreuses dans les listes électorales, elles le sont moins que celles utilisées dans les fichiers d'entreprises. La présentation de soi à l'extérieur, dans les listes électorales ou dans les listes nominatives du recensement ne correspond pas à la manière dont l'administration d'une entreprise désigne les diverses qualifications ouvrières.

Les appellations trouvées dans les listes électorales sont plus générales que celles usitées dans les nomenclatures internes au monde du travail 547 . Les appellations afférentes à des professions aussi diverses que celles de la chapellerie ou de la verrerie le montrent bien. Le monde de la chapellerie foisonne d'appellations spécifiques. Joseph Barberet ou le dictionnaire des professions en dénombrent un grand nombre, caractérisées par la matière travaillée, feutre, soie ou paille, par la place dans la division du travail, (le galettier fait la forme du chapeau (soie), le monteur le garnit et le tournurier le termine) mais dans les listes électorales seule est attestée l'appellation générale de chapelier. Une seule fois apparaît une appellation plus spécifique, interne à la profession, celle de coupeur de poils 548 . De même dans la verrerie, où les hiérarchies fonctionnelles et les appellations sont multiples, seul verrier est usité, et ne se retrouvent pas les multiples appellations qu'utilisé cette profession à la sociabilité si spécifique, fondée sur une forte cohésion du groupe 549 . Mais peut-être est-ce dû au fait que la profession est déjà en partie déqualifiée à la suite de la mise au point, à la fin du XIXe siècle, de machines semi-automatiques ou automatiques 550 .

Dans l'impossibilité de distinguer les niveaux de qualification et pour tenir compte de l'inconnue qui pèse le plus souvent sur le statut de celui qui exerce le métier, j'ai retenu la solution suivante : les électeurs exerçant des métiers qui correspondent, généralement, à un travail qui n'est qu'une étape dans la fabrication du produit ont été classés dans la catégorie "ouvriers" alors que ceux exerçant des métiers qui renvoient à des productions qui peuvent être le fruit d'un travail effectué isolément ont été classés dans la catégorie "ouvriers ou artisans". Cette distinction renvoie d'ailleurs à une perception qui n'est pas étrangère aux travailleurs eux mêmes si l'on en croit Georges Navel qui vit à Lyon au début des années 1920. "Le travail ne justifie rien. Le travail justifie le charron dans un village. Il justifie l'artisan, le menuisier, le plombier, l'ébéniste qui voient la tête de leur client. Il ne justifie pas le travailleur de la grande industrie qui... produit une pièce en ignorant où elle va dans l'ensemble de la machine." 551

Notes
544.

En fait les listes nominatives lyonnaises ne donnent pas.de manière très régulière, les

renseignements concernant l'employeur.

545.

Voir Gérard Bouchard, art. cit. p. 432 qui met en cause l'utilisation de ces catégories.

546.

François Robert, Trayvou 1909-1939, Qualification, rationalisation et mobilité ouvrière. Mémoire de maîtrise Université Lyon 2,1986, dactylographié. Voir p. 83 et 69.

547.

Adolphe Landry, Traité de démographie, 1949, p. 246, a attiré l'attention sur les différentes manières dont sont enregistrées les professions dans les recensements et sur les registres d'état civil. Il conclut que l'enregistrement est meilleur dans les recensements car "à l'état civil, la profession est le plus souvent indiquée sous une forme très vague : industriel, négociant, ouvrier d'usine, etc. ou bien on dit chapelier, sans préciser s'il s'agit d'un fabricant ou d'un commerçant." En fait, à Lyon, j'ai plutôt l'impression que c'est l'inverse qui se produit.

548.

J. Barberet, Le travail en France, tome 3, p. 51 Avant l'invention de la machine à couper le poil, ce genre de travail était fait à la main, "l'ouvrier ou l'ouvrière coupeuse procédait comme il suit : la peau était placée sur un petit établi, le poil en dessus. A la tête de la peau, tournée vers l'ouvrier, était attaché un poids de 6 ou 4 livres, de manière à maintenir la tension lorsque cette peau était tirée de l'autre bout, avec la main gauche. Puis, avec un couteau spécial, l'ouvrier traçait sur la racine du poil préalablement lissé et couché à la brosse, des lignes parallèles, sortes de distances graduelles pour dégager la peau du poil que la main gauche faisait glisser au fur et à mesure de la coupe, sur un plaque de zinc, de manière que la parure de la peau, débarrassée de son cuir, conservât la même physionomie. "

549.

Voir Scott Joan, The glassworkers of Carmaux, Cambridge (Mass.).Harvard University Press, 1974 ; Hanagan Michael P., The Logic of Solidarity, Artisans and Workers in Three French Towns, 1871-1914, Urbana, University of Illinois Press, 1980 et Yves Lequin, Les ouvriers de la région lyonnaise, tome1, carte p. 530-532.

550.

Voici comment le Larousse de l'industrie, op.cit. p.1262, décrit révolution de la fabrication des bouteilles : "En 1894, Claude Boucher, verrier français installé à Cognac, fait breveter une machine semi-automatique munie de deux moules, l'un ébaucheur, l'autre finisseur. L'ouvrier mouleur façonne le verre apporté du four par le cueilleur. Le soufflage à la bouche est remplacé par le soufflage à air comprimé Par la suite Owen, en 1899, réalisa le cueillage automatique par feeder.

551.

Georges Navel, Travaux, Stock. 1945. Réédition de poche, 1979. Voir p.76-77.