La catégorie 552 ouvrier ou artisan, semi-indéterminée 553 , traduit assez bien la réalité d'une époque où la stabilité du statut n'est pas la règle, où le même individu peut successivement pratiquer son métier à façon, aidé ou non par quelques compagnons, s'embaucher dans un petit atelier, et retrouver un peu plus tard son autonomie. Ce genre de cycle a été soigneusement décrit par les études de Frédéric Le Play et son existence perdure au XXe siècle. Dans la partie consacrée au suivi longitudinal des carrières individuelles, de multiples exemples viendront le confirmer. En fait, les deux catégories ouvriers ou artisans et ouvriers distinguent aussi petit atelier traditionnel et usine même si la frontière n'est pas toujours facile à établir. Le groupe ouvrier ou artisan correspond à la catégorie du même nom augmentée de la catégorie artisan à vrai dire bien maigre numériquement. En fait cette catégorie regroupe essentiellement les appellations dont le premier terme est maître, telles maître tisseur ou maître cordonnier. Si ces appellations qui témoignent du vocabulaire du compagnonnage sont encore repérables en 1896 -on en compte sept à cette date- elles reculent rapidement et ont pratiquement disparu après le premier conflit mondial. En 1936 ne subsiste qu'un seul cas, sans rapport avec la tradition compagnonnique, celui d'un maître de platte, forme lyonnaise du maître de bateau lavoir, activité témoin d'un temps où le linge était lavé directement dans l'eau des fleuves, et en particulier dans la Saône.
J'ai également rangé parmi les artisans, mais cela n'a aucune conséquence statistique, les mécaniciens dentistes dont Barberet explique que les contours professionnels sont le résultat d'une lutte avec les dentistes qui firent campagne dans les années 1880 pour interdire l'exercice de l'odontologie aux individus non-médecins 554 . Cet exemple annonce en filigrane la distance qui sépare, aujourd'hui, médecins et "paramédicaux". Il montre aussi comment les appellations professionnelles résultent des rivalités entre les diverses professions, de leur volonté, souvent explicite, de marquer leur différence, d'affirmer leur identité en excluant les intrus ou supposés tels.
Comme je l'ai montré précédemment 555 , le nombre des appellations demeure d'une grande stabilité dans ce groupe, ne variant que de quelques unités, alors que le nombre des individus qui y sont rangés enregistre des variations importantes en chiffre absolu et un déclin relatif permanent de 1896 à 1936, chutant de 24% à 15% des effectifs. Cette évolution reflète le devenir d'une catégorie traditionnelle, où la langue socio-professionnelle est presque figée, ne nécessitant pas de termes nouveaux pour décrire des activités nouvelles puisque précisément c'est la tradition et non la novation qui sourd de ce groupe.
Afin de diviser les professions manuelles en ouvriers et ouvriers ou artisans, j'ai utilisé comme critère le montant du capital nécessaire à l'établissement. Le dictionnaire d'Edouard Charton et de ses collaborateurs, dont le titre complet vaut d'être cité, Dictionnaire des professions ou guide pour le choix d'un état, indiquant les conditions de temps et d'argent pour parvenir à chaque profession, les études à suivre, les programmes des écoles spéciales, les examens à subir, les aptitudes et les facultés nécessaires pour réussir, les moyens d'établissement, les chances d'avancement et de succès, les devoirs, indique le niveau des salaires et le capital nécessaire à l'établissement 556 . Ces indications m'ont servi de guide pour différencier les professions où l'établissement était facile, classées en ouvriers ou artisans et celles où l'accès à l'indépendance était difficile, classées en ouvriers.
Dans les cas d'établissement facile, les estimations du dictionnaire ne sont pas strictement chiffrées mais donnent un ordre de grandeur. Voici quelques descriptions fournies par ce dictionnaire "Faut-il parler du capital nécessaire à celui qui veut s'établir ? Pour un petit cordonnier dans un quartier modeste, quelques centaines de francs suffisent. 557 " "Pour fonder une maison, il n'est pas besoin d'un grand capital. Souvent un apiéceur, qui travaille à façon pour un grand tailleur, fait quelques vêtements qui lui sont commandés par des voisins ou des amis. Si ces premiers clients sont satisfaits, ils en amènent d'autres. Ainsi, le jeune tailleur étend peu à peu ses affaires, sans courir aucun risque, car il continue à travailler comme apiéceur. Enfin, quand il s'est assuré une clientèle suffisante, il s'établit maître tailleur : quelques milliers de francs lui suffisent et il a des chances sérieuses de succès." 558 "Peu de professions offrent autant de facilité que celle de relieur pour s'élever de simple ouvrier, à ta position de patron. L'outillage indispensable n'est pas coûteux. Les fournitures peuvent se prendre sinon au détail, du moins en quantités peu considérables. On n'a besoin que d'une boutique modeste ; à la rigueur une installation en chambre suffit." 559 . Et Ton pourrait ajouter à cette liste, tapissiers, peintres décorateurs... Ces citations montrent comment le travail à façon et la sous-traitance, peuvent être le premier pas vers l'indépendance, réduire les risques que peut représenter l'accès à une "profession libre". Le cas le plus typique est celui de Papiéceur dont on a dit le caractère indépendant et l'absence de sujétion vis à vis d'un patron ou d'un établissement 560 . Mais dans certains cas, le travail à façon ne permet pas pour autant de s'établir ultérieurement. Si un bijoutier "peut facilement s'établir chez lui et y travailler à façon pour des fabricants ou marchands qui lui fournissent les matières premières", les chances d'établissement "sont généralement assez restreintes, et dans la bijouterie plus que dans beaucoup d'autres industries, le capital doit entrer en première ligne 561 ." Pour les horlogers ces chances sont plus grandes, surtout s'ils se consacrent au "rhabillage", réparation des montres et pendules. Après bien des hésitations, j'ai d'ailleurs classé horlogers et bijoutiers dans la catégorie ouvriers ou artisans bien que l'aspect commercial ne soit pas absent ce qui amène le code INSEE à les ranger, en particulier les horlogers-bijoutiers, parmi les petits commerçants.
Pour les professions du bâtiment, l'établissement est plus coûteux mais relativement aisé. "Pour s'établir, un peintre en bâtiment a besoin d'un capital de 7 à 8000 francs au moins ; l'entrepreneur doit fournir à ses hommes les échafauds volants , les échelles, les camions, seaux, brosses, éponges 562 ." Il en va de même pour les maçons qui ont besoin "d'un capital une quinzaine de mille francs pour une petite entreprise". Cependant, comme "beaucoup d'entre eux possèdent dans leur pays natal quelques parcelles de terre", la propriété foncière facilite leur établissement urbain. Parfois l'établissement est facile mais il ne signifie pas pour autant aisance. A en croire Edouard Charton et ses collaborateurs, tel est le cas de l'ébéniste. "La spécialisation de tous les genres permet à un ouvrier de s'établir assez facilement; mais il faut bien le dire, la condition d'un petit patron ébéniste est souvent plus dure que celle d'un ouvrier. Pour lui les commandes sont rares ; le plus souvent, son meuble fini, il est obligé d'aller l'offrir de marchand en marchand, c'est ce qu'on appelle troler, en termes du métier 563 ." Enfin dans certaines professions, le capital nécessaire est tel que l'installation à son compte est très difficile sinon impossible. Dans ces cas là, ces professions ont été classées parmi les ouvriers. En voici deux exemples. "Il est rare qu'un ouvrier orfèvre puisse s'établir à son compte ; l'outillage nécessaire à l'exercice de cette profession est très compliqué et fort coûteux, et de plus le travail à façon n'existe guère dans cette industrie", "le compagnon [charpentier] qui veut s'établir a besoin d'une plus grande avance de fonds que dans les autres corps de métiers du bâtiment. Un local assez vaste est nécessaire pour emmagasiner le bois. Il est difficile de s'établir si on n'a pas un capital de 40 à 50000 F 564 ." Cette somme est énorme, elle correspondrait au salaire de plus de dix années de travail. Pour un cordonnier, au contraire, s'établir signifie être capable d'économiser l'équivalent d'une année de travail. J'ai classé parmi les ouvriers ou artisans de nombreux métiers traditionnels qui peuvent être exercés avec un outillage restreint qui est souvent la propriété personnelle des salariés. Un serrurier, né en 1903, s'installe à son compte à la Croix-Rousse dans les années trente après avoir travaillé chez divers artisans. Il décrit son atelier et son outillage, particulièrement restreint. 'Finalement, j'ai trouvé une espèce de local dans la rue d'Austerlitz, au numéro 11, où j'ai installé mon atelier. J'ai débuté avec - fallait voir ça- une enclume.... Je n'avais rien, quoi 565 ."
J'ai également classé dans cette catégorie un métier nouveau, électricien, pour lequel le capital nécessaire à l'établissement était assez faible même si certains d'entre eux travaillaient dans de grandes usines. En 1912, l'usine Berliet de Montplaisir qui occupe 1260 ouvriers compte 23 électriciens 566 . Gaston Lucas, qui fut tenté par cette profession, définit ainsi ce nouveau métier : "le métier d'électricien consistait à clouer des moulures, à percer des trous dans les murs et à y passer des fils 567 ."
L'examen des diverses appellations montre que les métiers les plus représentés dans ce groupe ouvriers ou artisans sont ceux qui ont fait la fortune de Lyon, aux heures de gloire de la fabrique, les tisseurs, tullistes, passementiers mais ils sont en déclin dés le premier conflit mondial et ce sont plutôt des métiers du bois, de la chaussure, du vêtement qui regroupent l'essentiel des ouvriers ou artisans dans les années 1930, tout un monde de métiers semi-artisanaux, liés à l'industrie du bâtiment et à l'entretien.
Le terme catégorie renvoie au classement initial à 39 positions, te terme groupe au classement effectivement utilisé et qui n'a que 13 positions.
Cette solution est préconisée par Gérard Bouchard, L'utilisation des données... art. cit. p.432. "Nous nous abstenons de classer dès que la désignation d'une profession n'indique pas clairement que son titulaire est un travailleur indépendant ou un salarié : c'est exactement la fonction des catégories semi-indéterminées de ne pas forcer le classement dès qu'on est en présence d'une incertitude sous un aspect ou sous un autre"
J. Barberet, op. cit. p. 122-127.Après le décret du 19 ventôse an XI et jusqu'en 1827 il est nécessaire d'avoir un titre de médecin pour exercer l'odontologie mais après cette date, un jugement consécutif à un procès concernant la veuve d'un dentiste qui avait repris le cabinet l'officine de son époux, entraîna une libéralisation et l'afflux dans la profession de dentistes non médecins. Dans les années 1880, deux sociétés rivales se constituèrent, l'une dominée par des diplômés, l'autre par des mécaniciens. "Les dentistes non diplômés s'émurent de ces démarches actives et réitérées. Ils se groupèrent à leur tour pour résister au mouvement qui avait pour but de leur enlever le libre exercice de leur profession."
Voir le Croquis n° 45.
L'ouvrage date de 1880 et les renseignements chiffrés renvoient à 1877 ou 1878, mais je n'ai pas trouvé de dictionnaires ou d'ouvrages donnant des renseignements similaires pour une période postérieure.
Edouard Charton, Dictionnaire des professions, p. 187
Edouard Charton, Dictionnaire des professions, p.514 Le travail des apiéceurs a été particulièrement bien étudié puisque une description fort précise des comportements des apiéceurs parisiens est donnée en 1896 dans une enquête sur Le vêtement parisien, p. 168 "Ici le contrôle s'évanouit, la fantaisie régne en souveraine. Le caractère indépendant de rapiéceur se donne libre carrière ; telle nuit est passée ; telle journée commencée avec l'activité la plus fébrile s'arrête après une descente en "riolle" au café voisin ; (...) les deux vastes salles restent ouvertes même la nuit : le gaz toujours allumé invite à reprendre les tâches subitement abandonnées : une commande survient, (...) l'apiéceur tenu en réserve pour les labeurs inopinés, (...) se met à l'œuvre : les vingt-quatre heures, trente-six heures nécessaires s'écoulent sans repos. Puis le calme se produit, pénible pendant les "mortes" que le travail de confection adoucit dans une large mesure." [Cité in Robert Salais, Nicolas Baverez et Bénédicte Reynaud, L'invention du chômage, p. 62]
Edouard Charton. Dictionnaire des professions, p.482
Voir Robert Salais, Nicolas Baverez et Bénédicte Reynaud, L'invention du chômage., p. 62-63
Edouard Charton, Dictionnaire des professions.p. 92
Edouard Charton, Dictionnaire des professions p.395
Edouard Charton, Dictionnaire des professions, p.204
Edouard Charton, Dictionnaire des professions, p.105
Chantal Rittaud-Hutinet.op.cit. p.61.
Alain Pinol, Travail, travailleurs et production aux usines Berliet (1912-1947), approche du procès de rationalisation. Mémoire de maîtrise. Université Lyon 2.1980.232 p.
Gaston Lucas serrurier p. 26