Le groupe ouvrier réunit la catégorie des contremaîtres et celle des ouvriers, mais si les ouvriers sont nombreux, les contremaîtres 568 dont la fonction est l'encadrement des travailleurs manuels - leur rôle dans l'embauche et le renvoi des ouvriers est souvent essentiel - n'ont quasiment pas d'existence statistique, ne regroupant que quelques électeurs. Cette rareté de ceux que l'INSEE inclura ultérieurement dans les 'professions intermédiaires 569 " ne doit pas surprendre. Même s'il n'est pas possible de connaître, au plan national, le nombre des contremaîtres pendant la période étudiée, la situation au début des années 1950 peut fournir une indication. En 1951, lorsqu'est publiée la première édition du code des CSP, la catégorie alors intitulée maîtrise regrouperait 170000 personnes, soit 0,9 % de la population active. En 1952, lors de la deuxième édition du code des CSP, la catégorie des contremaîtres et assimilés, désormais intégré au groupe des ouvriers, rassemblerait 250000 personnes, soit 1,2 % de la population active. Ces estimations sont données comme grossières mais elles confirment la faiblesse statistique de la catégorie 570 . Il est cependant possible que le nombre des contremaîtres soit sous-estime dans les coupes effectuées en raison de l'utilisation d'appellations se référant à des métiers et non à une position hiérarchique. L'étude du flou d'appellation (cf. infra) montre que dans les cas qui permettent une comparaison, des mêmes individus inscrits comme contremaîtres dans les listes électorales sont recensés, à la même date, comme chaudronnier, traceur .... Mais le cas inverse se produit aussi. Les possibilités de comparaison sont trop peu nombreuses pour autoriser une conclusion ferme. Notons cependant que les listes d'addition aux listes électorales semblent indiquer une progression du nombre des contremaîtres en fin de période mais, même à cette date, le rapport entre le nombre d'ingénieurs et le nombre de contremaîtres me paraît particulièrement bas. Dans les années 1950, il sera en France, grosso modo . de un ingénieur pour deux contremaîtres alors qu'à Lyon, ce rapport serait plutôt, à la fin des années trente, de deux ingénieurs pour un contremaître 571 . J'ai également rangé dans cette catégorie des contremaîtres des appellations dont le premier terme est chef, à l'exception de chef de bureau, chef de service ou chef de dépôt 572 . Ces composés de chef sont assez rares et sont surtout usités après le premier conflit mondial. Ils sont surtout fréquents parmi les électeurs mobiles qui enregistrent mieux les nouvelles tendances. Chef est assez rarement associé à un nom de métier (tel cordonnier) et renvoie plutôt à des fonctions hiérarchiques. Il est notable que l'appellation chef d'atelier qui désignait, à Lyon, au XIXe, les canuts propriétaires de métiers à tisser ne soit jamais attestée avec cette signification mais n'apparaisse qu'après la première guerre mondiale dans son acception courante. Par ailleurs, il faut noter que l'appellation "agent de maîtrise" n'est jamais attestée dans les sondages bien que l'expression se répande dans les années trente et qu'existé en 1936 une Fédération des Syndicats Chrétiens d'Employés, Techniciens et Agents de Maîtrise affiliée à la C.F.T.C.
La catégorie ouvriers est celle qui augmente le plus en poids absolu passant de 164 individus à 339. L'importance du phénomène est sans doute sous-estimée du fait du classement d'ouvriers dans le groupe semi- indéterminé des ouvriers ou artisans. Si l'on additionne l'évolution des deux groupes, il est clair qu'il n'y a pas augmentation mais au contraire léger tassement du nombre des travailleurs manuels déclarant un métier entre 1896 et 1936, et surtout redistribution interne entre, pour parler simple, le monde de l'atelier et celui de l'usine comme le montrent les chiffres suivants.
1896 | 1911 | 1921 | 1936 | |
% des ouvriers ou artisans | 24 | 20 | 16 | 15 |
% des ouvriers | 19 | 17 | 23 | 25 |
Total | 43 | 37 | 39 | 40 |
Parmi les appellations de la catégorie ouvrier, l'appellation ouvrier sans autre précision n'est jamais attestée (un seul cas en 1936) 573 . Les appellations composées du type ouvrier + nom de métier 574 , fréquentes au début de la période, diminuent ensuite passant de 41 individus en 1896, soit le quart des individus de la catégorie à cette date, à 16 en 1911, soit moins de 10% de la catégorie, 11 en 1921, soit moins de 5% de la catégorie, et 5 en 1936, soit à peine plus de 1% de la catégorie. Il y a là une mutation importante mais aucune explication simple ne rend compte de cette évolution. Pourquoi se dire ouvrier avant d'annoncer son métier à la fin du XIX" siècle, et ne déclarer que son métier après la première guerre mondiale ? L'évolution est trop nette pour être le fruit du hasard ou d'un biais provoqué par les aléas des sondages effectués. Comment l'expliquer ? Est-ce le résultat de changements dans la représentation de la structure sociale ? Ou de changements dans la pratique de agents municipaux chargés de constituer les listes électorales ? Les années 1890 sont pour le monde ouvrier français, et le phénomène est particulièrement net dans la région Lyonnaise, des années de très forte mobilisation syndicale d'où, peut-être, une certaine fierté à se dire d'abord ouvrier, signe d'adhésion au groupe social par delà les différences introduites par le métier, c'est le temps où dans l'imagerie ouvrière le prolétariat est symbolisé par un ouvrier athlétique, offrant fièrement sa poitrine nue, prêt à briser ses chaînes.... 575 Mais la géographie de l'appellation ne semble pas confirmer cette seule interprétation. En effet, un net contraste oppose les espaces les plus ouvriers du Lyon d'alors, Vaise et la Guillotière. En 1896, une forte concentration de ces appellations existe sur la rive droite de la Saône, et en particulier dans le vieux faubourg de Vaise 576 alors que, sur la rive gauche du Rhône, elles sont pratiquement inusitées. J'en ai rencontré quelques unes aux Brotteaux, dans le 6e arrondissement mais une seule à la Guillotière et aucune à Villeurbanne 577 . Cette répartition spatiale n'obéit pas à une logique sociale mais à une logique administrative ; les limites d'arrondissements sont celles qui rendent le mieux compte de cette répartition. Si ces appellations sont très nombreuses dans le 5e arrondissement, elles sont pratiquement absentes (un seul cas) dans le 3e arrondissement, beaucoup plus peuplé. Cela pourrait accréditer l'idée suivante : dans un cas, les employés municipaux, qui sont affectés à la tenue des listes électorales de tel ou tel arrondissement, transcrivent telle quelle la déclaration des électeurs, dans l'autre, ils ne transcrivent pas le mot ouvrier qui leur semble implicite. Mais il ne s'agit là que de conjectures difficilement démontrables. La difficulté à faire le départ entre différents niveaux d'explication, les uns se référant aux mutations sociales, les autres à révolution de la représentation des structures sociales, d'autres enfin essayant le dégager ce qui relève de la pratique des responsables de la production des documents, parfois simples copistes mais souvent médiateurs, contribue à compliquer la lecture du document.
Au sein de la catégorie ouvrier, l'examen des appellations les plus fréquentes traduit bien l'évolution économique. En 1896, les teinturiers devancent les mécaniciens et les apprêteurs. Quinze ans plus tard, en 1911,ce sont les trois mêmes professions mais leur ordre a changé, les mécaniciens devancent les apprêteurs et les teinturiers. Dès le lendemain du premier conflit mondial, en 1921, les mutations se lisent nettement : les mécaniciens devancent toujours les apprêteurs mais les teinturiers ont cédé la place aux ajusteurs. En 1936, enfin, les mécaniciens devancent les ajusteurs et les tourneurs, apprêteurs et teinturiers, venant loin derrière. Ces palmarès ne sont pas des indicateurs d'une grande finesse mais leur logique est claire et souligne la vigueur des mutations de l'économie lyonnaise où l'automobile et les industries métallurgiques deviennent le secteur dominant 578 . Ils montrent aussi comment deux professions sans réelle existence statistique à la fin du XIX« siècle, les ajusteurs et les tourneurs, se développent à l'issue du premier conflit mondial. L'émergence de ces professions témoigne des transformations technologiques en cours. Une rapide comparaison de la géographie des mécaniciens et des ajusteurs, étudiés de manière plus détaillée ultérieurement, montre que les deux espaces ne sont pas superposables. Alors que les mécaniciens sont inscrits dans des quartiers les plus anciens, les ajusteurs sont concentrés à Villeurbanne et dans les quartiers neufs le la rive gauche, au sud et à l'est des voies ferrées.
L'apparition des nouvelles appellations n'est pas un indicateur de la date de l'invention de tel ou tel procédé, de telle ou telle machine, mais un indicateur de leur généralisation. Rappelons à nouveau que pour qu'une nouvelle appellation ait des chances d'être repérée dans un des sondages, il faut que quelques centaines d'électeurs l'utilisent. Quelques exemples. Des typographes sont attestés dans chaque coupe mais le terme linotypiste ou linotypiste-typographe n'est attesté que dans les documents annexes des listes électorales alors que la première linotype est inventée en 1886 par Mergenthaler 579 . Dans un autre domaine, les soudeurs apparaissent tardivement, à la fin de la période 580 et l'on pourrait faire la même remarque avec l'apparition des monteurs ou des outilleurs.
Si le Dictionnaire des professions l'orthographie encore contre-maître, cette forme n'a été rencontrée ni dans les listes électorales ni dans les listes nominatives du recensement.
C'est le terme retenu dans le nouveau code établi par l'INSEE pour le recensement de 1982. Alors que les contremaîtres étaient jusqu'à cette date inclus dans le groupe ouvrier, ils sont désormais membres de ces professions intermédiaires.
Alain Desrosières, "Eléments pour l'histoire des nomenclatures socio-professionnelles'', INSEE, Pour une histoire de la statistique, Imprimerie Nationale, les tableaux utilisés se trouvent tome 1 p. 213 et p.215
C'est pour ces professions peu nombreuses que l'utilisation des sondages est la plus délicate. Notons aussi que l'appellation contremaître peut être portée par de futurs ingénieurs. C'est le cas d'Ernest Mattem, élève de l'Ecole des Arts et Métiers, qui dirigera ensuite une usine Peugeot. Voir Yves Cohen, "La pratique des machines et des hommes, une pensée technique en formation", Laurent Thépot (ed.) L'ingénieur dans la société française, Editions ouvrières, 1985, p. 61-70.
Ces professions sont classées dans les catégories cadres moyens, cadres supérieurs et ingénieurs. Chef de dépôt est assimilé à ingénieur dans le code INSEE. C'est aussi le sommet de la carrière du père de Paul Nizan qui a débuté comme conducteur de locomotive après son passage aux Arts et Métiers d'Angers. Voir Prologue.
J'avais déjà noté ce phénomène lors de mes recherches sur la société Lyonnaise en 1936, où trois ouvriers sans autre précision avaient été retrouvés à l'occasion d'un sondage au 1/10 dans les listes électorales.
Dans le dictionnaire, ces appellations sont notées O. + nom de métier. Exemple O. SERRURIER pour ouvrier serrurier. Voir annexe n° 27.
Eric Hobsbawm, "Sexe, symbole, vêtements et socialisme", Actes de la recherche en Sciences sociales, n° 23, septembre 1978, p.2-19.
Notons qu'à Vaise le second terme n'est pas toujours un nom de métier. Sont présents un ouvrier au cirage et un ouvrier aux aiguilles. Le second terme ne renvoie ici à aucun métier mais au lieu de travail, la Société Générale des Cirages Français et la Fabrique d'aiguilles de la rue de la Claire qui fonctionna longtemps avec une main d'oeuvre d'enfants assistés. Voir Y. Lequin, Les ouvriers ...op. cit tome 1, p. 196
On pourrait considérer, en accord avec l'hypothèse précédente, que Vaise est plus ouvrier que la Guillotière, ce qui permettrait de rendre compte de ces différences spatiales, mais je ne pense pas que cela soit vraiment pertinent.
1l est assez normal que les appellations professionnelles figurant dans les listes électorales de Lyon et Villeurbanne ne donnent pas à la chimie toute son importance : cette industrie se développe surtout dans la banlieue Sud. Voir la carte n° 14.
L'article Typographie du Larousse de l'industrie et des arts et métiers, 1935, présente un bon historique des techniques de composition et d'impression mais ne fournit aucune indication sur le nombre de linotypes recensés en France après le premier conflit mondial. De plus, les ouvriers du livre lyonnais sont bien organisés et cela leur permet de résister aux innovations techniques et aux innovations sociales. Leur caractère conservateur est bien apparu lors de l'affaire Couriau. En avril 1913, non seulement, ils refusèrent d'employer Emma Couriau mais ils expulsèrent aussi de leur syndicat, son mari Louis Couriau parce qu'il l'autorisait à travailler. Voir Charles Sowerwine, "Workers and Women in France before 1914 : The debate over the Couriau Affair, The Journal of Modern History, volume 55, n°3, september 1983, p.411-441. Voir aussi Paul Chauvet, Les ouvriers du Livre et du Journal, la fédération française des travailleurs du Livre, Paris, Editions ouvrières, 1971, 346 p. et Madeleine Rébérioux, Les ouvriers du Livre et leur fédération, un centenaire, 1881-1981, Messidor, 1981, 239p.
A l'usine Trayvou (François Robert, op.cit. p. 83) le premier soudeur est embauché en 1929. Son travail est de souder les bâtis que rivetaient auparavant chauffeurs de clous et frappeurs.