L'apparition de termes nouveaux à la fin de la période est aussi la règle pour les ouvriers non qualifiés. L'appellation de manœuvre spécialisé apparaît dans les listes d'addition aux listes électorales, document où sont également attestés nombre d'appellations composées à partir de manœuvre (manœuvre-cordonnier, manœuvre-maçon...).
Si l'étude des appellations de ce neuvième groupe peut être riche d'enseignements, l'évolution numérique des manœuvres n'est pas bien retracée. La stabilité d'ensemble du groupe, aux environ de 5% des électeurs pendant la période étudiée, masque une sous estimation de deux ordres. Tout d'abord, Lyon et Villeurbanne ne regroupent qu'une faible proportion des manœuvres de l'agglomération lyonnaise. En effet les manœuvres sont concentrés, surtout à la fin de la période, dans les banlieues Est et Sud 581 . De plus, les étrangers, absents des listes électorales, sont nombreux parmi les manœuvres 582 . C'est là, l'une des limites importantes de la source utilisée.
Par ailleurs, certaines appellations que l'on considérerait, de prime abord, comme synonymes et qui sont agrégées dans la môme catégorie s'avèrent en fait correspondre à des situations différentes. Cela ne remet pas en cause le bien fondé de cette agrégation mais souligne que l'on doit gardeprésent à l'esprit, la simplification, au demeurant indispensable, qu'impliqué toute construction d'un code socio-professionnel. Voici l'exemple de trois appellations voisines - manœuvre, journalier et garçon de peine - en 1896.
A cette date, onze électeurs sont inscrits comme garçons de peine, dix comme journaliers et dix-huit comme manœuvres. Avec un codage a priori, tous ces électeurs auraient immédiatement été classés dans la catégorie manœuvres (code 27) 583 mais la saisie en clair des appellations professionnelles autorise une approche plus fine. Le tableau suivant présente les caractéristiques de ces trois appellations en 1896.
arrondissement | n° électeur | rue | date de naissance | Commune de naissance | département de naissance |
les garçons de peine | |||||
1 | 02101 | Pouteau | 1860 | Clavières | 15 |
1 | 03301 | Pénitents | 1863 | Clavières | 15 |
1 | 03401 | St Vincent | 1866 | Cevzérieu | 01 |
1 | 07001 | Pizay | 1856 | Lyon | 69 |
1 | 07601 | Terraille | 1833 | Bagnols | 30 |
1 | 08301 | Alsace | 1827 | Villeurbanne | 69 |
1 | 09101 | Imbert Colomès | 1832 | Autun | 71 |
1 | 09201 | St Clair | 1848 | Chavanay | 42 |
3 | 15001 | Guillotière | 1833 | Moulins | 03 |
4 | 03001 | Bonafous | 1838 | Champfronnier | 01 |
5 | 06001 | Boeuf | 1861 | Pont d'Ain | 01 |
les journaliers | |||||
1 | 02201 | Sathonay | 1836 | Lyon | 69 |
1 | 05201 | Chartreux | 1839 | St Léger des Bruyères | 03 |
3 | 12501 | Heyrieux | 1864 | St Bonnet | 38 |
3 | 17601 | Heyrieux | 1843 | Lyon | 69 |
5 | 04001 | Grenouilles | 1809 | Mogneneins | 01 |
5 | 08701 | StCvr | 1837 | St Etienne | 42 |
5 | 09501 | St Pierre de V | 1849 | Lyon | 69 |
5 | 13101 | Gourguillon | 1872 | Lyon | 69 |
5 | 13501 | Chapeau rouge | 1872 | St Alban | 73 |
les manœuvres | |||||
1 | 06701 | Fantasques | 1858 | Chatillon/ Chalaronne | 01 |
1 | 09001 | T. Claudiennes | 1861 | Lyon | 69 |
2 | 00801 | Perrache | 1861 | Sangano Turin | Italie |
3 | 06701 | Vienne | 1830 | Foix | 09 |
3 | 13401 | Béchevelin | 1851 | Claix | 38 |
3 | 16501 | Béchevelin | 1850 | Beauchastel | 07 |
3 | 17101 | Capitaine | 1858 | Lyon | 69 |
3 | 18001 | Lafayette | 1830 | St Merd | 19 |
4 | 01801 | Serin | 1852 | St Etienne | 42 |
4 | 05001 | Serin | 1861 | Lyon | 69 |
5 | 01101 | Pierre Scize | 1855 | Marseille | 13 |
5 | 03801 | Docks | 1852 | Bourges | 18 |
5 | 08801 | Juiverie | 1825 | Vaulx Milieu | 38 |
5 | 09301 | Loiselière | 1863 | Challonges | 74 |
5 | 12401 | St Cyr | 1855 | Bédarrides | 84 |
6 | 00301 | Genas | 1836 | St Offenge | 73 |
6 | 10701 | Boileau | 1839 | Lyon | 69 |
6 | 13501 | Robert | 1874 | Lyon | 69 |
Si la différence d'âge n'est très nette (l'âge moyen des garçons de peine est de 49 ans, celui des journaliers de 47 et celui des manœuvres de 45) celle des lieux de résidence l'est beaucoup plus. Les adresses des garçons de peine sont toutes situées dans la partie la plus ancienne de Lyon et surtout une nette concentration apparaît sur les pentes de la Croix Rousse, dans le quartier du Griffon où se trouvaient les maisons de soierie. L'espace des garçons de peine recoupe celui de la vieille fabrique et cette appellation n'est attestée qu'une seule fois sur la rive gauche du Rhône, grande rue de la Guillotière.
Toute différente est l'insertion urbaine des journaliers, peu nombreux dans l'espace de la vieille fabrique, trois d'entre eux sont domiciliés sur la rive gauche du Rhône mais surtout, une certaine concentration est perceptible à Vaise, le vieux faubourg ouvrier où se trouvent des abattoirs 584 et la gare d'eau, débarcadère de nombreuses péniches apportant à la ville les matériaux de construction. Cet environnement favorable aux travaux occasionnels explique que 4 journaliers habitent à proximité immédiate des abattoirs et de la gare d'eau 585 . Cet enracinement vaisois des journaliers se retrouvent avec les manœuvres dont trois habitent le quartier. On peut leur ajouter les deux manœuvres du 4e arrondissement installés sur le quai de Serin et qui n'ont que le pont Masaryk à traverser pour se retrouver au coeur de Vaise. Mais ce qui caractérise avant tout les manœuvres, c'est leur domiciliation sur la rive gauche du Rhône (8 sur 18), nouvel espace du développement industriel lyonnais en cette fin de XIXe siècle. Ainsi la première appellation (garçon de peine) renvoie à l'activité traditionnelle de Lyon, déjà en net déclin en 1896, la seconde (journalier) à des activités indifférenciées de manutention liées à la présence de produits pondéraux, et la troisième (manœuvre) est liée à l'émergence des nouvelles formes industrielles et au développement de l'usine. L'espace des appellations est donc le reflet assez précis des activités économiques. En 1936, on compte 51 manœuvres, trois garçons de peine et seulement deux journaliers. Ces observations vont dans le sens des remarques de Gérard Bouchard : "la langue socio-professionnelle possède en quelque sorte des mécanismes de défense, d'ajustement, de correction." 586
Voir Jean-Luc Pinol, Espace social et espace politique, carte p. 95.
Voir Philippe Videlier et Bernard Bouhel, Vénissieux de A à V, 1921-1931, Presses Universitaires de Lyon. 296 p., p.199-205..
Voir Maurice Garden, Lyon et les lyonnais, op. cit.qui évoque le cas des affaneurs et des journaliers p.235 et sq. Les travaux de Jacques Rossiaud permettent également de suivre la géographie des appellations professionnelles dans le Lyon du Moyen-Age où l'utilisation de l'appellation gagne-deniers renvoie aux caractéristiques sociales, et en particulier a l'origine géographique, de la population des divers quartiers. Signalons la présence d'une appellation fossile : on trouve un crocheteur en 1896. Voir annexe n° 27.
Les abattoirs de Vaise (ainsi que ceux de Perrache) seront fermés en 1930 lors de l'ouverture des abattoirs de La Mouche construits par Tony Garnier. Certains charcutiers et bouchers se sont plaints de ce qu'ils nommaient "la mafia des abattoirs de Vaise". accusant les patrons tueurs de procéder de manière illicite à des prélèvements en nature sur les animaux abattus. Voir Claudius Reynon, Le fils du charcutier. Imprimerie générale Lyonnaise 1984, p.45 et sq.
II s'agit de quatre des cinq adresses sises dans le cinquième arrondissement d'alors. La montée du Gourguillon est la seule à se trouver dans le Vieux Lyon, correspondant au 5e arrondissement actuel. Les quatre autres se trouvent dans le 9e arrondissement actuel.
G. Bouchard, l'utilisation des données... art. cit. p.441