C. Le flou d'appellation

Un banal fait divers, rapporté par Emmanuel Vingtrinier souligne les difficultés que le flou d'appellation fait peser sur tout code socio-professionnel. A la suite d'un banal accident entre deux tramways, le Perrache-Brotteaux, hippomobile, et le tramway à vapeur venant de Bron, une "discussion entre les employés des deux voitures rivales et un gardien de la paix complaisant" s'est engagée :" M'sieu l'agent, rabâche le mécanicien du tramway à vapeur, à ma place qu'auriez vous fait Tais toi ! riposte violemment le cocher..." 589 . Le mode de traction explique l'usage de mécanicien et cocher mais plus gênant pour la construction d'un code socio-professionnel est leur assimilation commune à employés. Encore faudrait-il savoir si cette assimilation est partagée par les intéressés eux mêmes ou si elle propre au narrateur 590 . Quoi qu'il en soit, ces ambiguïtés dans l'usage des appellations provoquent un flou néfaste et je me propose ici d'en mesurer l'importance et d'en analyser les conséquences.

La pratique sociale des enquêteurs-chiffreurs donne lieu à un flou supplémentaire qui s'ajoute à ce flou d'appellation et que Laurent Thévenot défini comme un flou de chiffrement, c'est à dire le chiffrage dans des catégories différentes d'appellations identiques 591 . Je n'évoquerai que brièvement ce type de flou. En effet, toutes les déclarations ont été saisies en clair et le chiffrage a été fait de manière mécanique par l'ordinateur : la même appellation est toujours chiffrée de la même manière, sans aucune variation d'un fichier à l'autre. C'est là un des avantages de ce codage a posteriori que d'éliminer toutes les variations qui peuvent survenir avec la durée.

Ayant commencé ce travail sur un gros ordinateur ancien, un Iris 80, j'avais commencé à chiffrer a priori les fiches manuelles et j'ai pu constater certaines variations pour les mêmes appellations/En effet, ce genre de travail ne se fait pas en un jour et même en travaillant de manière rigoureuse, il arrive un moment où l'on pense connaître le code par coeur que certaines erreurs se produisent introduisant ce flou de chiffrage 592 . Quoi qu'il en soit, ce phénomène a disparu lorsque j'ai procédé à une nouvelle saisie sur micro- ordinateur : toutes les appellations ont alors été saisies en clair et le chiffrage ou codage a été fait à posteriori, après l'établissement du dictionnaire des professions.

Afin de mesurer ce que Laurent Thévenot nomme le flou d'appellation, j'ai comparé la profession déclarée au même âge dans deux sources différentes pour les mêmes individus. Ces individus sont les 127 individus dont j'ai pu reconstituer la carrière de 1896 à 1936. Ils ont été observés huit fois, j'aurais donc dû pouvoir comparer 1016 couples de professions mais en raison des non-réponses dans l'un ou l'autre document, il n'a été possible de comparer la profession figurant dans les listes électorales et celle inscrite sur les registres des listes nominatives du recensement que 661 fois. Le taux global d'électeurs non-retrouvés dans les listes nominatives du recensement, tous âges confondus, est de 35%. Dans le cadre d'une démarche transversale, couplant listes électorales et listes nominatives de 1936, le taux global des non-retrouvés s'élevait à 34,5% 593 . La parfaite similitude de ces taux obtenus par deux démarches totalement différentes, 127 individus du même âge suivis pendant 40 ans, 15500 individus de tous âges sondés à la même date, laisse supposer que ce taux mesure un décalage assez constant des deux types de sources, l'une, les listes électorales, n'enregistrant qu'avec retard les changements de résidence particulièrement fréquents avant 35 ans. De plus, démarche longitudinale et démarche transversale révèlent que les caractéristiques des non-retrouvés sont exactement les mêmes dans les deux cas : plus l'électeur est âgé et plus son niveau social est élevé, plus les chances de le retrouver sont grandes.

En se fondant sur ces 661 couples d'appellations, on peut distinguer les professions à forte stabilité d'appellation et celles à faible stabilité. Il faut cependant souligner que cette démarche n'est pas strictement comparable à celle utilisée par Laurent Thévenot. Dans le cas de l'enquête qu'il a menée en 1975, il pouvait être vérifié que l'individu n'avait effectivement pas changé de situation, ce qui n'est pas le cas ici. En effet, les professions figurant dans les listes électorales ne sont pas forcément celles du moment car la liste est permanente alors que les listes nominatives du recensement correspondent à une situation plus strictement datée. Ainsi lorsque l'on constate qu'un électeur est inscrit comme employé de commerce alors qu'il est recensé comme négociant, cela ne relève pas forcément du flou d'appellation mais du retard de la liste électorale qui n'a pas encore enregistré un changement de situation, déjà pris en compte par les listes nominatives.

Ce cas est typiquement celui de André Gourd dont la fiche professionnelle établie à partir des listes électorales et des listes nominatives se présente ainsi :

listes électorales listes nominatives
1896 employé de commerce non-réponse
1901 employé de commerce commerçant
1906 employé de commerce négociant
1911 négociant négociant
1921 négociant négociant
1926 négociant négociant
1931 négociant négociant en tissus
1936 négociant non-réponse

II paraît clair que la divergence constatée entre les deux sources jusqu'en 1911 ne relève pas du flou d'appellation mais d'un changement réel non encore enregistré par le document électoral. Malheureusement toutes les situations ne sont pas aussi claires et il n'est pas possible de mesurer avec précision ce phénomène.

Par ailleurs, le critère que j'ai retenu pour mesurer le flou d'appellation est beaucoup plus restrictif que celui retenu par Laurent Thévenot. Alors qu'il a calculé le taux d'instabilité en fonction des rubriques de la nomenclature des métiers 594 , je n'ai considéré comme équivalentes que les appellations strictement identiques 595 . En conséquence, les taux d'instabilité que j'obtiens sont beaucoup plus élevés que ceux calculés par Laurent Thévenot. Le taux global d'instabilité est de 66%. Cela signifie que, dans deux cas sur trois, le même individu n'a pas la même appellation dans les deux documents mais comme on le voit, même avant toute agrégation des appellations professionnelles, les différences sont très nettes entre les appellations bien délimitées (coiffeur, docteur, verrier...) et celles où domine le flou (négociant, employé...)

Tableau n° 31 : Taux d'instabilité d'appellation pour certaines appellations professionnelles
Professions Taux d'instabilité Echantillon
paveur 0 5
café/cafetier 0 6
coiffeur 0 9
chaudronnier 0 6
docteur 0 6
ébéniste 8 12
serrurier 8 12
verrier 13 8
clerc d'avoué 17 6
graveur 29 7
dessinateur 33 15
typoqraphe 36 11
comptable 39 18
apprêteur 40 20
boucher 40 10
pâtissier 43 7
cordonnier 45 11
passementier 47 15
tulliste 50 8
ferblantier 50 6
fabricant (+ produit) 55 22
employé 59 126
représentant 60 10
épicier 60 10
mécanicien 63 24
négociant 82 34
ajusteur 100 6
employé de commerce 100 19
ensemble des professions 66 661
Notes
589.

Emmanuel Vingtrinier, op.cit. p.16

590.

II est frappant que dans les années 1900, alors que la fabrique est en train de mourir, une multitude d'observateurs utilisent le terme canut bien qu'aucun tisseur ne l'emploie. Très souvent les termes véhiculés par la littérature ou la presse diffèrent de ceux des intéressés eux- mêmes.

591.

Laurent Thévenot, "Le flou d'appellation et de chiffrement dans les professions de santé", Archives et documents 38. décembre 1981, p.254-263. C'est également sur ce point que porte en partie l'article de Dominique Merllié, "Une nomenclature et sa mise en oeuvre, les statistiques sur l'origine sociale des étudiants", Actes de la recherche en sciences sociales, n° 50. septembre 1983, p.3-47.

592.

Dans son article, Dominique Merrlié évoque les "négociations de classement "entre chiftreurs et déclarants à propos de professions litigieuses, art. cit. p.39. En voici un exemple. L'objet du chiffrage est la profession du père de l'étudiant; La réponse écrite est conducteur de travaux. Le vacataire consulte son code et propose :

- On va le mettre technicien, non ? ou cadre moyen ?

- Oui... c'est vraiment important ?

- C'est pour les statistiques... Elle chiffre 43 (technicien).

593.

Jean-Luc Pinol, Espace social... op.cit. p. 16 et sq.

594.

Sont considérées comme équivalentes des appellations telles que ajusteur calibriste, ajusteur fraiseur, ajusteur outilleur, mécanicien outilleur, mécanicien, tourneur fraiseur ... toutes regroupées dans la rubrique 20.15 du code des métiers. INSEE, Code des métiers, Index alphabétique détaillé, 1975,132 p.

595.

Les seules approximations autorisées ont été celles apportant une précision sur le lieu de travail ( par exemple "employé" et "employé + nom de l'employeur). Mais "employé" et "employé de commerce" ou "employé de soierie " n'ont pas été considérés comme équivalents