a.Négociants et industriels : la domination du flou

Soixante trois couples de professions sont observables et ils concernent les itinéraires professionnels de 18 individus. Parmi les 63 couples de professions, peu nombreux (14 sur 63) sont ceux qui concernent ces électeurs avant l'âge de 40 ans. En effet le nombre de ces appellations, souvent liées à une mobilité professionnelle ascendante, augmente avec l'âge. La comparaison des appellations met en lumière deux phénomènes. D'une part, les appellations usitées dans les listes électorales sont moins nombreuses que dans les listes nominatives. Les 63 cas correspondent à 13 appellations différentes pour les listes électorales mais à 35 pour les listes nominatives. Cela renvoie bien entendu au mode d'établissement de ces listes. Les listes nominatives sont par nature beaucoup plus sensibles à la conjoncture et l'image de la mobilité professionnelle qu'elles donnent d'un individu est plus mouvante que celle proposée par les listes électorales qui surévaluent la stabilité. D'autre part, si la stricte similarité des appellations figurant sur les listes électorales et sur les listes nominatives atteint un niveau beaucoup plus bas que pour l'ensemble du fichier comme le montre le taux d'instabilité de l'appellation négociant (tableau n° 31), le taux de concordance au niveau du groupe (tableau n° 32) est comparable à la moyenne : dans 65% des cas, le flou d'appellation ne provoque pas de changement de groupe socio-professionnel.

Six individus enregistrent des discordances d'appellations. Le suivi de leur itinéraire selon les listes électorales et selon les listes nominatives des recensements permet de comprendre la logique de certains glissements d'appellations comme le montre le tableau suivant.

Tableau n° 33 : Les appellations discordantes chez les négociants
Tableau n° 33 : Les appellations discordantes chez les négociants Les numéros qui figurent après les noms (fictifs) des individus correspondent au numéro d'ordre dans le fichier.

Les deux premiers itinéraires, celui de Georges Prost et de Joseph Plancher, renvoient à la même évolution générale mais avec un décalage temporel dû au mode de tenue des listes électorales. Si l'appellation mécanicien à façon retrouvée pour Georges Prost en 1931 est éloignée de celle de négociant, son itinéraire professionnel, bien que simplifié par les listes électorales, respecte bien le profil donné par les recensements. Pour Joseph Plancher, le flou d'appellation dont on peut saisir la logique (tambours, musicien, jouets) disparait à la veille de la guerre. Après le conflit mondial, Jean Joseph Plancher, si l'on en croit le recensement, perd son autonomie et devient ouvrier 598 . De cela les listes électorales ne rendent pas compte. Au contraire, l'évolution ultérieure, la reconquête de l'indépendance à un niveau peut-être moindre est bien enregistrée par les listes électorales puisque les trois dernières observations (café et cafetier) sont complètement assimilables. Le phénomène est enregistré mais il l'est avec retard et de manière simplifiée. Voilà donc deux exemples dont la logique va dans le même sens : plus que le flou d'appellation, ce qui est en cause c'est le décalage temporel provoqué par le mode de tenue des listes. Ce décalage va de pair avec une simplification des itinéraires.

Avec les cas d'Arsène Duprat et de Jean-Claude Gros, les itinéraires révélés par les deux sources divergent davantage et soulignent la marge parfois étroite qui sépare négoce, commerce et artisanat dans le premier cas et entre artisanat, petit patronat, et direction d'entreprise industrielle dans le second 599 . Dans les deux derniers cas, celui de Pierre Nord et de Louis Breton, la distance entre les itinéraires fondés sur les deux sources différentes s'élargit encore. Le cas de Pierre Nord est également une illustration des liens qui existent, pour les listes électorales, entre changement de domicile et changement de l'appellation professionnelle. Seuls ses parents sont présents jusqu'au recensement de 1906 à l'adresse indiquée par les listes électorales, puis il est recensé comme employé de soierie en 1911 et 1921. fondé de pouvoir (patron) en 1926, employé en 1931 et enfin représentant en 1936. Il est significatif que l'année où il est recensé comme indépendant, en 1926, bien que son adresse ne change pas, son appellation professionnelle change dans les listes électorales. Fréquemment les appellations professionnelles se modifient au rythme des changements d'adresse qui sont l'occasion d'une mise à jour des listes électorales. Tel fut le cas pour Pierre Nord en 1911, lorsqu'il cessa d'être inscrit comme employé et fut inscrit comme employé de commerce. Mais, en 1926, ce n'est pas le cas. Il s'agit donc d'une démarche volontaire pour faire enregistrer un nouveau statut. Peut-être n'est-il pas sans signification que la démarche n'ait pas eu lieu en 1931 alors que, selon les listes nominatives, sa situation professionnelle était redevenue moins enviable. Il est évident que dans un cas la démarche était valorisante et dans l'autre elle était plutôt dévalorisante. Faut-il en conclure que la mobilité ascendante est plus facilement réparable que la mobilité descendante ?

Telle pourrait être la conclusion à la lecture du dernier itinéraire. Aux huit dates retenues, Louis Breton, est selon les listes électorales négociant. Au huit mêmes dates, il est recensé comme chaudronnier, chaudronnier, aucune précision, fabricant de filtres, employé, comptable, non retrouvé, comptable en chômage et non retrouvé. La profession initiale, chaudronnier, s'explique : les parents possèdent une entreprise de chaudronnerie et les fils sont recensés comme chaudronniers. A la veille de la guerre, Louis est devenu fabricant de filtres mais après le premier conflit mondial il cesse de travailler à son compte et après avoir été employé et comptable, les difficultés des années trente provoquent le chômage d'un travailleur déjà âgé. L'itinéraire individuel que révèlent les listes nominatives se caractérise par une mobilité professionnelle descendante évidente même si le niveau réel du déclin peut difficilement être apprécié en raison de l'ambiguïté de l'appellation "fabricant de filtres" 600 . Sur cette évolution, les listes électorales sont absolument muettes, et elles donnent une image de parfaite stabilité, ce qui entraîne une erreur d'appréciation complète.

Quel est le bilan de cet examen du flou d'appellation et de ses conséquences sur la codification pour le groupe négociants et industriels ? Lorsque l'on s'intéresse aux appellations à une date précise, le flou d'appellation entraînant un changement de codification est de 35%. A l'occasion des coupes, démarche transversale, les erreurs consistant à surestimer le niveau social de certains individus qui devraient être classés comme employé, cadres moyens ou ouvriers et non comme négociants est compensé par la présence dans ces groupes, comme nous le verrons, de négociants dont le niveau social est sous-évalué. En revanche lorsqu'il s'agit du suivi d'un itinéraire, démarche longitudinale, le risque essentiel n'est pas le risque de mauvaise codification mais plutôt celui d'une datation tardive de l'évolution.

Notes
597.

Les numéros qui figurent après les noms (fictifs) des individus correspondent au numéro d'ordre dans le fichier.

598.

C'est la seule lois où l'appellation ouvrier sans autre précision a été rencontrée dans les listes nominatives.

599.

Faut-il coder de manière identique un chapelier et un fabricant de chapeaux. Pour la première appellation, Littré donne la définition suivante :"celui qui fait ou vend des chapeaux", pour la seconde, à fabricant, où il prend comme exemple fabricant de chapeaux, Littré donne la définition suivante :"celui qui fabrique ou qui fait fabriquer"et il ajoute ensuite "particulièrement, le chef d'un établissement manufacturier". Fabricant implique une notion de taille qui n'est que rarement présente dans la première appellation, mais cela n'est sans doute pas une règle absolue. J'ai cependant suivi la règle suivante même si elle n'est pas totalement satisfaisante : dans le cas d'un nom de métier forgé sur la même racine que l'objet fabriqué, j'ai considéré qu'il s'agissait d'un métier artisanal. Au contraire pour tous les appellations commençant par fabricant suivi d'un nom d'objet, j'ai considéré qu'il s'agissait d'une situation d'employeur. En toute logique il faudrait connaître le nombre d'ouvriers employés et donc le montant du capital nécessaire à la production...

600.

Le repérage de cet électeur s'est toujours avéré difficile car son adresse se trouvant à un coin de rues, il est parfois recensé dans l'une et parfois dans l'autre. De plus, la structure familiale est toujours complexe et semble avoir réellement fonctionné comme cellule de production. Il n'est pas impossible, par exemple, que l'employeur de Louis Breton , en 1921, soit l'un de ses parents.