1 Les rues et le découpage spatial

Certaines rues traversent des zones socialement différenciées et le numéro dans la rue devient alors un élément essentiel du codage. Ce phénomène est surtout fréquent sur la rive gauche du Rhône. Certaines rues, la rue de Créqui par exemple, commencent à proximité immédiate du Parc de la Tâte d'Or, dans un quartier huppé, se poursuivent dans des quartiers du sixième ou du troisième arrondissements aux immeubles moins cossus et se terminent à la Guillotière, plus populaire. Cette difficulté est encore aggravée lorsqu'il y a réorganisation de la numérotation au sein de la même rue. Jusqu'en 1931, par exemple, l'avenue de Noailles (devenue avenue Foch après la guerre), et l'avenue de Saxe sont numérotées de manière continue, l'avenue de Saxe commence au numéro 64 ! Ce n'est qu'après 1931 que les deux numérotations sont disjointes et que le premier numéro de l'avenue de Saxe est effectivement le numéro 1.

De plus, nombre de rues changent de nom pendant ces quarante ans et j'ai dû construire une table de correspondances entre les différentes appellations. Les annuaires Henry donnent la liste de ces changements de dénominations qui sont souvent très révélateurs des combats idéologiques, des changements politiques et des phénomènes majeurs de l'histoire, souvent immédiate 629 . Conscient de disposer avec le nom des rues d'un "beau sujet" tant il est difficile de résister au charme des chaînes dénominatives - "tous ceux qui ont écrit sur les noms de rue ont succombé à ces aspects anecdotiques, ... accumulant les cas "intéressants" sans trop s'occuper de leur signification ni de leur représentativité 630 "- mais soucieux avant tout de souligner les conséquences de ces changements sur les problèmes de classification, je n'évoquerai ici que l'un des projets dont l'objectif était de débaptiser massivement les mes de Lyon.

Le rapport de Laurent Chat a été commencé en 1904, sous la magistrature d'Augagneur, dans une ambiance de militantisme anticlérical agressif, mais n'e fut publié qu'en 1907, alors qu'Edouard Herriot, préconisait une politique d'apaisement 631 . Tout en félicitant, comme il se doit, les auteurs du rapport, le nouveau maire ne retint que les propositions techniques 632 du rapport et il ne donna pas suite aux propositions les plus provocatrices. La commission municipale entendait éliminer les noms injustifiés tels "les noms de saints ainsi que ceux de couvents ou de recluseries disparus", enfin "les noms offensants ou odieux, soit à raison de leur signification, soit à raison des souvenirs qu'ils évoquent". Et de prendre comme exemple la rue Mascrany, Mascrany "dont le seul droit à la reconnaissance publique paraît résulter de l'acte consulaire vouant Lyon à Marie".

Parmi les noms les plus directement inspirés par l'anticléricalisme et par rattachement à la révolution jacobine 633 , figure le changement de nom de la rue Sainte-Catherine qui porterait désormais le nom de Joseph Chalier, "trop souvent présenté comme un sanguinaire", la rue Royale deviendrait la rue de la Convention, la place des Pénitents-de-la-croix, deviendrait la rue Michel- Servet et la place Saint-Nizier deviendrait celle de la Libre-Pensée, la rue Sainte-Hélène, enfin, deviendrait la rue Jules Ferry. A propos de cette dernière proposition, le rapport note "on conçoit que nous ayons réservé le nom de l'illustre homme d'Etat de la troisième République pour cette rue où se trouve toujours - pour combien de temps encore, hélas I un établissement de Jésuites 634 ."

Notes
629.

Le changement Saint-Joseph/Auguste-Comte, en 1902, est un exemple éloquent des combats idéologiques du moment, même si des traditionalistes catholiques, tel Bourget, se réclament alors de Comte. Voici un autre exemple lié à l'histoire immédiate et à ses drames : en 1916, la rue de la Belle Allemande, à la Croix Rousse, devient la rue d'Ypres, évocation sinistre des gaz de combat. Voir annexe n° 28 la table de correspondance des rues sous la Troisième République.

630.

Daniel Mito, "Les noms de rues", Pierre Nora, Les lieux de mémoire, tome 2, vol. 3, p. 285-315

631.

Ville de Lyon, conseil municipal. Révision des noms de rues, rapport de la commission spéciale, Lyon. 1907.80 p. Sur les noms de rue à Lyon, on peut consulter, entre autres, les chroniques de Mr Vanario dans la revue d'histoire de la rive gauche, Maynard L Histoires, légendes et anecdotes à propos des rues de Lyon, 1922,198 p.

632.

La commission fut suivie dans son souhait de suppression des anomalies résultant de l'emploi du même nom pour deux voies différentes. On trouvait un cours Suchet dans le deuxième arrondissement et une rue Suchet dans le sixième arrondissement.

633.

Le même type de politique est pratiquée, au même moment à Limoges par la municipalité socialiste. Voir Merriman John M. The Red City. Limoges and the French Nineteenth Century, Oxford University Press, 1985,332 p. Les changements de noms de rue sont évoqués p. 204. A Marseille, au contraire, la municipalité socialiste refuse, après de longs débats de 1896 à 1903, de changer le nom de la rue Saint-Ferréol pour celui d'un communard, arguant du fait que le nom est indissociable de l'image de cette rue du commerce de luxe. Voir Marcel Roncayolo. Croissance et division sociale de l'espace urbain, essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, Thèse de doctorat d'Etat, tome 1. p. 104.

634.

On se souvient que le professeur qui habite 2 rue Auguste-Comte enseigne précisément a l'externat Saint-Joseph, rue Sainte-Hélène.