1 La ségrégation sociale

Etudier la ségrégation sociale à partir du seul espace résidentiel, c'est donner de la ségrégation une vision tronquée, voire schématique, mais c'est la pratique la plus fréquente car la plus aisée et je n'échapperai pas à la règle. Mais c'est négliger la dimension mentale du phénomène avec son cortège de stéréotypes, de connaissances sélectives de la ville et de véritables trous noirs sociaux. Tout le monde a en mémoire ces parcours de la jeune fille du XVIe arrondissement de Paris dont Henri Chombart de Lauwe a cartographie les itinéraires que balisaient les leçons de pianos et les cours rue Saint-Guillaume 644 . A la fin de la période étudiée. Maurice Halbwachs publiait sa Morphologie sociale . La ségrégation y est analysée : "En fait, comme les membres d'une même classe se fréquentent, et vont les uns chez les autres, on peut dire qu'à chacune d'elles correspond une partie de l'espace, qui comprend l'ensemble des locaux qu'ils habitent, ensemble mal défini dans la pensée de leurs membres, mais qui n'en est pas moins une réalité. Autrefois, plus sans doute qu'aujourd'hui il fallait y ajouter les lieux plus ou moins publics, magasins, salles de spectacles, promenades, jardins et parcs, stations estivales, hôtels où ils avaient plus de chances des se rencontrer avec des hommes de leur classe qu'avec d'autres. En tous cas, aujourd'hui encore, il y a des régions et des villes nettement caractérisées à cette égard, quartiers et rues de luxe, ville et quartiers et faubourgs ouvriers. Ces distinctions s'obscurcissent parfois mais elles existent. Il y a des riches, surtout des enfants de riches, qui ignorent totalement les lieux habités par les ouvriers, et des pauvres qui ne se sont jamais aventurés dans les quartiers riches. Les classes ont bien au moins une tendance à se séparer l'une de l'autre dans l'espace 645 ". M. Halbwachs suggère une diminution de la ségrégation à l'époque où il écrit. Qu'en est-il à Lyon pendant la période étudiée ?

L'indice de dissimilarité peut être utilisé comme un indice relatif - c'est ce que j'ai fait ci-dessus - mais on peut aussi l'utiliser d'une autre manière et opposer un élément à tous les autres. Dans ce cas, on parle souvent d'indice de ségrégation. Au lieu d'étudier les négociants par rapport aux petits commerçants, puis aux employés, aux ouvriers... (cas de l'indice relatif), on mesure la ségrégation des négociants par rapport à tous les autres, à tous les non-négociants. Le tableau suivants présente l'évolution de cet indice de ségrégation pour les principaux groupes professionnels.

Tableau n° 36 : Evolution des Indices de ségrégation de 1896 à 1936
Tableau n° 36 : Evolution des Indices de ségrégation de 1896 à 1936

Compte tenu des marges d'erreur qui pèsent sur les effectifs utilisés pour le calcul de ces indices, il faut se montrer prudent dans l'interprétation de ces variations et s'attacher surtout à la tendance. Elle semble claire : jusqu'à la seconde guerre mondiale, toutes choses égales par ailleurs, la concentration des groupes sociaux diminue à Lyon et Villeurbanne. Entre 1896 et 1936, neuf indices régressent et trois augmentent. De manière générale, l'évolution et le niveau des indices absolus de chaque catégorie s'explique assez facilement. Il est tout à fait significatif que l'indice des petits commerçants soit toujours parmi les plus faibles : le petit commerce se doit d'âtre une activité de proximité et l'indice en rend parfaitement compte. De même le haut niveau de l'indice des agriculteurs souligne la marginalité numérique d'un groupe toujours concentré à la périphérie où les jardiniers profitent des espaces peu urbanisés qui s'ouvrent sur la plaine dauphinoise. La forte diminution de l'indice des ouvriers ou artisans renvoie aux mutations internes qui caractérisent ce groupe. Sa composition initiale doit beaucoup aux tisseurs concentrés sur le plateau de la Croix-Rousse, mais au fil des ans, la composition du groupe devient plus complexe et la diffusion des différents corps de métiers dans toutes les zones de la ville entraîne une nette diminution de l'indice.

En fait, un seul groupe enregistre une évolution complexe et difficilement explicable, celui des négociants et industriels. L'indice chute de 52 en 1896 à 20 en 1911 pour remonter à 44 en 1921 et enfin redescendre à 29 en 1936. L'indice de dissimilarité d'un groupe d'effectif faible peut être artificiellement élevé si aucun individu de ce groupe n'est présent dans une zone, ce qui est le cas pour les négociants dans 8 unités spatiales en 1896 mais dans deux seulement en 1911 646 .

Le groupe ouvrier, eu égard à son importance numérique, mérite un examen attentif. L'indice passe de 19, en 1896, à 22. en 1936, mais révolution la plus nette se produit à la veille et au lendemain du premier conflit mondial, lorsque l'indice atteint 23 et 25. Le changement le plus net (passage de 19 à 23) se situe entre 1896 et 1911. Pendant cette période, le groupe ouvrier augmente un peu moins vite que l'ensemble de la population mais surtout sa répartition dans la ville se transforme : le nombre des ouvriers diminue dans les vieux quartiers du centre ancien et progresse dans les zones récemment urbanisées. Ce double mouvement, qui amplifie l'évolution démographique globale, entraîne une augmentation de la concentration. Elle demeure cependant à un niveau faible. Entre 1911 et 1921, période de forte croissance du groupe ouvrier, le centre-ville conserve ses effectifs ouvriers mais l'essentiel de la croissance bénéficie au espaces de la rive gauche situés à l'est des voies ferrées. La diminution de l'indice entre 1921 et 1936, nouvelle période de forte croissance du groupe ouvrier, s'explique par la présence dans le centre ville de nombreux ouvriers 647 . Le phénomène, très net sur les pentes de la Croix-Rousse, ne remet pas en cause l'augmentation du nombre d'ouvriers dans les quartiers neufs de la rive gauche. Après quarante ans de croissance du groupe, marqués par des évolutions contradictoires, où les phases de croissance au bénéfice exclusif des espaces périphériques alternent avec des phases de croissance plus équilibrée entre centre et périphérie, le niveau global de concentration du groupe ouvrier demeure pratiquement identique.

Afin de préciser les niveaux de la ségrégation des ouvriers à Lyon, j'ai comparé les résultats lyonnais à ceux qu'obtient Michael Hanagan pour trois communes de la Loire, Le Chambon Feugerolles, Rive de Gier et Saint- Chamond, en 1891 648 . Saint-Chamond permet la comparaison la plus complète. La ville est divisée en 8 zones distinctes et les indices sont les suivants pour diverses professions

tourneurs 13,9
métallurqistes 16,3
ouvriers du textile 17,3
plâtriers 17,3
ajusteurs 19,3
maçons 34

Les catégories retenues sont plus fines que la catégorie ouvrier que j'ai utilisée mais, si l'on excepte les maçons, les ordres de grandeur sont tout à fait comparables. Cela étant, il ne faut pas oublier que l'indice de dissimilarité n'est pas normalisé et qu'il dépend du nombre d'unité définies. Deux indices similaires mais correspondant à des découpages différents ne signifient pas forcément la même chose.

Reste un fait. A la lecture des indices de ségrégation, cette dernière semble avoir diminué de 1896 à 1936. Comment interpréter ce phénomène ? Curieux de tester les caractéristiques de l'indice de ségrégation, j'ai calculé son évolution dans différentes villes. Je n'évoquerai ici que deux cas. Celui de Londres et celui de Marseille. Gareth Stedman Jones donne la répartition professionnelle de la population masculine adulte en 1861 et 1891 dans les cinq grands districts londoniens 649 . Cette population passe en trente ans de 720 000 personnes à 1 500 000. J'ai calculé les indices de ségrégation. Leur diminution est forte. Pour les banquiers, propriétaires, financiers divers, bref pour les milieux dirigeants, l'indice passe de 20 à 14. Si pour les employés et ouvriers qualifiés, il reste stable et bas -respectivement 8 et 7- il diminue très sensiblement pour les ouvriers semi-qualifiés et pour les ouvriers non-qualifiés, passant de 15 à 6 pour les premiers et de 10 à 7 pour les seconds. L'augmentation de la population n'entraîne-t-elle pas, automatiquement, une diminution de l'indice de ségrégation, toujours calculé dans le môme cadre géographique ?

Qu'en est-il à Marseille ? Les chiffres établis par William Sewell autorisent les mêmes calculs 650 . La ville de Marseille est découpée en 13 unités distinctes. L'indice de ségrégation de la bourgeoisie est de 39 pour la période 1846-1851 et de 26 pour 1869. Dans le même temps, l'indice des ouvriers recule de 30 à 18. La diminution de la concentration de ces deux groupes sociaux dans l'espace marseillais semble donc établie pendant le Second Empire, ce qui irait à rencontre de ce que l'on dit habituellement de cette période, identifiée à l'Hausmannisation et à l'augmentation de la ségrégation sociale. A Lyon comme à Marseille et à Londres, les indices de ségrégation diminuent lorsqu'augmente la population. N'en concluons pas cependant que la ségrégation, notion plus vaste que ce que mesure l'indice du marne nom, régresse pour autant tant la dimension subjective d'un tel phénomène est essentielle

Notes
644.

Chombart de Lauwe Paul Henri et autres, Paris et l'agglomération parisienne, PUF, 1952, tome 1, p. 106 : trajets pendant un an d'une jeune fille du XVIe arrondissement.

645.

Maurice Halbwachs, Morphologie sociale, première édition en 1938. A. Colin, 1970,190 p. La citation se trouve p. 44.

646.

Voir les tableaux des groupes professionnels dans l'espace urbain en annexe n° 8. Voir aussi la carte des travailleurs manuels, annexe n° 26.

647.

Sur la présence des ouvriers dans le centre ville, voir Gribaudi Maurizio. Itinéraires ouvriers, espaces et groupes sociaux à Turin au début du XX e siècle. Paris, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1987, 266 p. A Turin, en 1931, 44% des ouvriers vivent dans les quartiers du centre et l'auteur de dénoncer le mythe des quartiers périphériques prolétariens qui seraient censés accueillir la totalité de la classe ouvrière... op. cit. p. 85.

648.

Hanagan Michael P., The Logic of Solidarily, Artisans and Workers in Three French Towns, 1871-1914. Urbana, University of Illinois Press, 1980. 262 p.

649.

Gareth Stedman Jones. Outcast London. A Study in the Relationship between Classes in Victorian Society, Pantheon Books, 1971 et 1984.424 p.. Voir les tableaux p. 388 et 389.

650.

William Sewell. Structure and Mobility. op. cit. Les tableaux, p. 136 et 137, sont dressés à partir de la profession des nouveaux mariés.