Je pensais fonder l'échelle hiérarchique des groupes sociaux nécessaire à l'étude de la mobilité sociale et de la mobilité professionnelle sur une échelle des fortunes et des revenus. Les historiens américains qui ont traité ces sujets ont utilisé les indications que donnent certains des recensements américains. C'est par exemple ce qu'ont fait Stephan Thernstrom pour Newburyport ou Stuart Blumin pour Philadelphie. Ce dernier a calculé, et classé, les fortunes moyennes des différentes catégories professionnelles présentes lors du recensement de 1860 afin de construire une échelle sociale fondée sur la hiérarchie des fortunes. Tout au sommet se trouvent les négociants dont la fortune moyenne est supérieure à 50000$, suivis des avocats (35000$), des industriels (17000$) . des marchands.... Cinquante catégories professionnelles sont ainsi classées en fonction de leur richesse. Au bas de l'échelle se trouvent les passeurs (boatman) dont la fortune moyenne ne dépasse pas 50$ 651 .. Comparant ensuite ces résultats à ceux obtenus pour 1820, Stuart Blumin conclut que la hiérarchie sociale a été assez stable pendant les quarante ans que couvre son étude et que l'utilisation d'une seule nomenclature des professions est donc entièrement justifiée.
Les listes nominatives des recensements Français ne fournissent pas de renseignements équivalents. Les sources fiscales auraient pu me permettre de construire une telle échelle mais, aux Archives départementales du Rhône, elles n'ont pas été systématiquement conservées et classées. Après le premier conflit mondial, les rôles d'impôts sur le revenu sont assez facilement utilisables pour certaines petites communes du Rhône mais les documents équivalents n'existent pas pour Lyon et Villeurbanne. Dans l'impossibilité d'avoir recours à une échelle sociale fondée sur les revenus, j'ai utilisé les zones de résidence comme indice de la hiérarchie sociale.
Je suis parti du postulat suivant : l'inscription dans l'espace géographique urbain est une indication de la hiérarchie sociale. Partant de là, j'ai utilisé l'indice de dissimilarité comme indice de la hiérarchie sociale 652 . Le graphique montre comment se constitue la hiérarchie sociale à partir des élites lyonnaises 653 . Plus la distance spatiale entre un groupe et les négociants/cadres supérieurs est grande, plus l'indice de dissimilarité relative est élevé.
L'examen du graphique construit par rapport au sommet de la hiérarchie sociale met en évidence deux éléments. Le premier n'est que la conséquence de la diminution de la ségrégation sociale. Elle se traduit par la baisse du niveau de l'indice de dissimilarité relative le plus élevé aux quatre dates, celui des agriculteurs. Il passe de 88 en 1896 à 70 en 1936. Le second point mis en évidence est plus intéressant : la hiérarchie sociale mesurée à travers le prisme de la proximité spatiale se révèle être d'une grande stabilité pendant la période étudiée.
Par rapport aux négociants et cadres supérieurs, trois situations caractérisent les autres groupes professionnels, proximité permanente, éloignement durable ou, au contraire, évolution de la distance sociale. La proximité est l'apanage des techniciens, cadres moyens et des employés. Au contraire, les agriculteurs, sans influence numérique véritable, et les travailleurs manuels, qui rassemblent une part essentielle de la population, sont toujours parmi les plus éloignés. Avec le groupe des ouvriers et artisans, apparaît une certaine évolution, qui modifie, dans le détail, la hiérarchie : plus éloignés que les ouvriers en 1896, ils sont plus proches en 1936. Cette évolution traduit les mutations internes d'un groupe où la fin de la primauté des tisseurs est allé de pair avec la dispersion spatiale des ouvriers ou artisans. Le groupe des services et celui des retirés des affaires enregistrent eux aussi une évolution, mais alors que les ouvriers ou artisans, en terme de distance spatiale, se rapprochent de l'élite, ces deux groupes s'en éloignent. Là aussi, les mutations internes de ces deux groupes, à effectifs faibles donc sensibles aux variations, expliquent l'évolution. Avant le premier conflit mondial, le groupe des services est surtout constitué de domestiques, à la veille du second conflit mondial, les gens de maison ont cédé la place à un personnel de service qui assure la surveillance ou l'entretien d'entreprises ou d'administrations 654 . Au sein du groupe des retirés des affaires, les rentiers et propriétaires s'effacent devant les retraités, ce qui explique aisément leur recul dans une échelle sociale qui se fonde sur la distance à l'élite.
Dans cette échelle sociale, un groupe occupe toujours la même position, entre la troisième et cinquième place, celui des petits commerçants. Mais plus que leur position, au demeurant sans surprise, le niveau de l'indice souligne que la distance entre les petits commerçants et l'élite est supérieure à celle qui sépare les petits commerçants des autres groupes professionnels. Le commerce de proximité n'est pas aussi indispensable lorsqu'existe une domesticité nombreuse. Le fait est connu. Il a été confirmé pour l'une des avenues les plus prestigieuses du quartier des Brotteaux, dans le 6e arrondissement, l'avenue de Noailles, devenue l'avenue Foch 655 .
Le croquis n° 53, construit depuis le bas de la hiérarchie sociale, représente les indices de dissimilarité relative calculés par rapport aux manœuvres 656 . Dans l'ensemble, l'image est l'inverse exact de la hiérarchie précédente. On constate également le resserrement des indices entre 1896 et 1936 mais surtout la hiérarchie sociale reste très stable. Les indices manœuvres/négociants et manœuvres/cadres supérieurs montrent, que dans trois cas sur quatre, les cadres supérieurs sont plus éloignés des manœuvres que les négociants et industriels. De plus, à l'exception de 1911, une assez nette césure sépare ces deux groupes de celui qui les suit immédiatement, les techniciens, manifestation d'une rupture de la hiérarchie sociale. Dans l'ensemble, la hiérarchie sociale, telle qu'elle apparaît aux termes des calculs d'indices de dissimilarité n'est pas très surprenante. Construite depuis le haut ou depuis le bas, elle enregistre les marnes paliers et les mêmes ruptures.
Au vu de ces résultats, deux conclusions s'imposent. La première concerne la construction des outils mis en œuvre pour étudier la société lyonnaise, la seconde, plus fondamentale et plus générale, renvoie à la conception même de la société urbaine. La croissance de la population n'a pas bouleversé la hiérarchie sociale et je conserverai donc, pendant toute la période étudiée, non seulement la même nomenclature socio-professionnelle mais aussi les mêmes définitions de mobilité professionnelle et de la mobilité sociale. La seconde conclusion est plus essentielle. Toute étude de la mobilité bute sur le problème des employés. Quitter le travail manuel, devenir employé, est-ce là une ascension ? N'est-ce-pas échanger contre une certaine sécurité une médiocrité de tous les instants ? Médiocrité financière mais aussi intellectuelle ? Telle est l'image brossée par le dictionnaire des professions à l'article consacré aux employés d'administration. "Une foule d'employés s'arrêtent à l'emploi d'expéditionnaire... Quelques-uns n'ont pas l'ambition de s'élever au delà : ils ne se destinent qu'à copier, ils ne prétendent qu'au mérite d'une belle écriture et d'une scrupuleuse attention ; mais la plupart ne restent à ce degré qu'en dépit de leur désir. Ce résultat est dû le plus souvent à la conduite même de l'employé, et à cette tendance chagrine, trop contagieuse dans les bureaux, qui pousse l'employé à se plaindre sans cesse des lenteurs de sa carrière, à se lamenter sur l'exiguïté de son salaire, à accuser la parcimonie de l'administration et à s'en autoriser pour travailler le moins possible. On le paye peu : il s'ingénie tous les jours à abréger sa tâche. Il n'est pas de petites ruses d'économie qu'il n'emploie pour arriver un peu plus tard, pour quitter le bureau un peu plus tôt, pour prolonger indéfiniment le moindre travail, pour multiplier les intervalles et les moments perdus. L'habitude de la paresse est bientôt contractée ; et pour avoir trouvé qu'il gagnait trop peu, il s'est fermé tout avancement et tout moyen d'arriver à gagner davantage." 657 En dépit de cette description du terne univers des "ronds de cuir", la conclusion du dictionnaire est plus nuancée : "Ce chemin n'est pas brillant sans doute ; mais tout bien considéré, l'employé ne doit pas se plaindre. Toute proportion gardée, il est relativement à son travail et au capital dépensé pour constituer sa profession, aussi bien et souvent mieux rétribué que ne le sont la plupart des hommes dans les autres professions."
Les graphiques précédents ont montré que les zones de résidence des employés ressemblaient davantage à celles de l'élite qu'à celles des travailleurs manuels. Au sein de ces derniers, les manœuvres sont toujours les plus éloignés des employés, ils sont suivis des ouvriers et enfin des ouvriers ou artisans 658 . Lorsqu'il est possible d'avoir une vision globale de la richesse d'une société urbaine, cette position centrale des employés est d'ailleurs confirmée. Etudiant les fortunes rouennaises, Jean-Pierre Chaline, montre bien que les employés occupent une position intermédiaire dans la hiérarchie des fortunes. L'étude de la fortune médiane des divers groupes socio-professionnels de la fin du Premier Empire à la veille de la première guerre mondiale, donne toujours le même résultat : la fortune médiane des employés est toujours très supérieure à celle des ouvriers mais légèrement inférieure à celle des artisans. Surtout la part des décès donnant lieu à une déclaration de succession est très différente selon les trois groupes. Elle est de une sur deux pour les employés, de une sur trois pour les artisans et de une sur vingt-cinq pour les ouvriers. Evoquant les employés, Jean-Pierre Chaline souligne "leur rôle d'élite populaire, transition entre couches moyennes et travailleurs manuels" 659 .
Les recherches de Pierre Léon sur les fortunes lyonnaises confirment indirectement cette position médiane. La fortune moyenne des employés en 1911, telle qu'elle peut être calculée à l'occasion des déclarations de succession, se situe à 10950F. A cette date, elle est de 25421F pour les artisans, de 19026F pour les artisans en soie, de 5338F pour les ouvriers en soie et de 4870F pour les ouvriers 660 . Mais ces fortunes moyennes ne concernent que les successions effectives. Leur part par rapport aux décès par groupes professionnels n'est pas indiquée. On peut se livrer à une approximation en comparant le poids des successions de ces divers groupes à leur poids dans l'électoral en 1911. Parmi les successions enregistrées en 1911, 17% sont des successions d'employés et 18,4% des successions de travailleurs manuels 661 . Dans les listes électorales de 1911, les employés sont 17,5% et les travailleurs manuels 662 43%. Ces approximations sont très grossières et les biais nombreux ; en particulier la structure par âges des décédés et celle des électeurs ne sont pas identiques, mais les différences sont trop patentes pour n'être que le fruit du hasard. Il est évident qu'à Lyon comme à Rouen, seule une faible minorité des travailleurs manuels a une fortune suffisante pour ouvrir droit à succession alors que le phénomène est beaucoup plus fréquent chez les employés. Ce modèle est confirmé par l'étude des décès et des successions, par catégories socio-professionnelles à Paris et Bordeaux 663 .
Ainsi, tant les calculs effectués sur la société lyonnaise que les comparaisons faites avec d'autres grandes villes de France confirment la discontinuité qui distingue travailleurs manuels et employés En dépit du flou d'appellation de ce groupe, lié à l'ambiguïté de l'appellation elle-même, les employés représentent la part numériquement la plus importante de ces classes moyennes où pénétrer est souvent la promesse d'une mobilité future. Ce groupe charnière enregistre une forte turbulence sociale que la démarche longitudinale mettra en évidence.
Stuart Blumin. "Residential and occupational mobility in antebellum Philadelphia", Edward Pessen(ed.). Three centuries of social mobility in America, 1974, p. 59-92. Notons que dans le tableau que publie Stuart Blumin, les tisseurs sont au bas de l'échelle sociale avec une fortune moyenne de 106 $, loin derrière les forgerons, maçons ou peintres (respectivement 2089, 1150 et 1788$)
Cette procédure m'a été suggéré par Charles Tilly. Voir Charles Tilly, "Occupational Rank and Grade of Résidence in a Metropolis". American Journal fl Sodology. Vol. LXVII. n° 3.1961, p 323-330
Compte tenu de la faiblesse des effectifs de négociants et industriels, les indices de dissimilarité relative ont été calculé en regroupant cadres supérieurs et négociants en une seule et même catégorie. Voir en annexe les résultats de ces calculs, annexe n° 9/3.
Cela ne signifie pas que tout service domestique ait alors disparu, mais les femmes jouent un rôle sans doute plus important qu'avant la première guerre mondiale et les listes électorales ne permettent pas de le saisir.
Corinne Leclerc, L'avenue de Noailles. une avenue bourgeoise de la rive gauche du Rhône (1851-1896). Mémoire de maîtrise, Centre Pierre Léon, Université Lyon 2. dactylographié. 1985.
Seules les principaux groupes figurent sur le graphique.
Edouard Charton, op.cit.p.3
Ce classement est stable. Une seule exception, en 1696. A cette date, l'ordre des ouvriers et des ouvriers ou artisans est inversé, effet de la forte concentration des ouvriers ou artisans sur le plateau de la Croix-Rousse. Cette concentration est, à elle seule, responsable de 11 points de l'indice de dissimilarité relative employés/ouvriers ou artisans qui s'élève à cette date à 26.
Jean-Pierre Chaline, Les bourgeois de Rouen, une élite urbaine au XIX e siècle. FNSP, 510 p.,1982. Voir les ligures 8.19 et 2 et la citation p. 135
Pierre Léon, Géographie de la fortune et structures sociales à Lyon au XIXe siècle, tableau p. 398.
Voir Pierre Léon. Géographie de la fortune, p. 68, Sont regroupés parmi les travailleurs manuels les artisans en soie, les artisans divers, les ouvriers en soie et les ouvriers divers.
C'est à dire les ouvriers ou artisans, les ouvriers et les manœuvres.
Daumard Adeline (sous la direction), Les fortunes françaises au XIX e siècle, Enquête sur la répartition et la composition des capitaux privés à Paris, Lyon, Lille, Bordeaux et Toulouse d'après l'enregistrement des déclarations de succession, Paris, La Haye, Mouton, 1973,604 p.