Les analyses des correspondances ont mis en évidence les liens qui unissent les classes d'âge les plus élevées et les communes rurales, les classes d'âge les plus jeunes et les communes urbaines, et spécialement Lyon. Classes d'âge et générations interfèrent. Le diagramme de Lexis construit pour quelques générations met en évidence les permanences et les mutations du recrutement 680 .
La comparaison, à âge égal, des originaires du rural profond et des natifs de Lyon (tableaux ci-dessous) montre bien que derrière l'apparente stabilité globale, des variations notables apparaissent entre générations. On retrouve certes la sous-représentation des originaires du rural profond parmi les plus jeunes et leur maintien à un très haut niveau aux âges les plus élevés mais le phénomène ne se reproduit pas à l'identique dans toutes les générations.
21-30 | 31-40 | 36-45 | 46-55 | 56-65 | 61-70 | |
1856-1865 | / | 23 | / | 26 | 26 | / |
1866-1875 | 17 | / | 28 | 32 | / | 28 |
1881-1890 | 12 | 22 | / | 26 | / | / |
1891-1900 | 15 | / | 23 | / | / | / |
1906-1915 | 13 | / | / | / | / | / |
21-30 | 31-40 | 36-45 | 46-55 | 56-65 | 61-70 | |
1856-1865 | / | 39 | / | 39 | 35 | / |
1866-1875 | 50 | / | 36 | 27 | / | 29 |
1881-1890 | 56 | 38 | / | 26 | / | / |
1891-1900 | 53 | / | 35 | / | / | / |
1906-1915 | 51 | / | / | / | / | / |
Au plan de la méthode, ces variations importantes d'une génération à l'autre mettent à mal l'utilisation des cohortes fictives à partir des coupes transversales reposant sur le postulat, infirmé ici, de la permanence du même l'effet-âge à chaque génération. Ce biais méthodologique a été signalé par Robert Wells 681 . On en a ici un exemple patent avec les mutations consécutives à la guerre : les hommes de 46-55 ans peuvent être observés dans trois générations, la génération 1856-1865 en 1911, la génération 1866-1875 en 1921 et la génération 1881-1890 en 1936. Le poids des Lyonnais y chute fortement passant de 39% à un peu plus du quart. Les conséquences de la guerre peuvent se lire et on en voit l'impact sur la démographie lyonnaise 682 .
Le tableau donne une idée du solde migratoire, non du renouvellement de la population. Les résultats soulignent le fort solde migratoire dans la tranche d'âge 31-55 ans. Mais il y a plus. Le déficit des lyonnais dans la génération 1866-1875, génération pour laquelle la guerre a été moins meurtrière que pour la suivante, est important et c'est de là que provient le changement d'équilibre dans cette génération entre natifs et non-natifs 683 . Il est plus probable que le brassage de population consécutif au conflit à donner l'occasion à ces hommes de s'installer ailleurs. Il est regrettable que l'on ne puisse pas vérifier ce point à l'aide de documents imprimés des recensements tels que ceux publiés en 1901 et 1911 concernant l'installation des natifs du Rhône hors de leur département de naissance 684 .. Au total, les Lyonnais, qui en 1911 représentaient 44% de ces générations n'en représentent plus que 33% dix ans plus tard. Le phénomène est constaté dans chaque génération - il est signalé par les analyses factorielles - mais la guerre l'a accéléré.
Cette catalyse provoquée par la guerre explique le brouillage des résultats de l'analyse factorielle de 1921 par rapport aux trois autres. Il est important de remarquer que cette mutation fondamentale est complètement masquée lorsque l'on ne raisonne pas par générations puisque les chiffres globaux indiquent que les natifs de Lyon sont, proportionnellement, aussi nombreux en 1911 qu'en 1921.
La démarche par générations s'avère donc fructueuse même s'il ne s'agit pas d'un véritable suivi longitudinal. La méconnaissance des mouvements migratoires réels et l'obligation de ne raisonner au mieux que sur des soldes rend hasardeux nombre d'hypothèses et les réduit trop souvent au rang de conjectures. J'en émettrai cependant une. Un faisceau d'indices la suggère à la lecture des ACM. Elle porte sur le processus migratoire des ruraux et des urbains. Les migrants ruraux arriveraient tard en ville, vers trente ans. Ils quitteraient leur village natal bien après la fin de leur socialisation et se stabiliseraient dans la ville d'accueil, ne la quittant de manière définitive que rarement. Installés en ville, ils continueraient à entretenir avec leur commune de naissance des liens étroits. La migration des urbains serait plus précoce mais ils ne resteraient pas longtemps dans la ville d'accueil. Intégrés dans l'univers mental urbain, ils s'y déplacent sans difficultés. L'univers des ruraux est régional et leur migration vers la ville s'intègre dans une stratégie, bornée par leur univers d'interconnaissances. Ils ne connaissent pas la Ville mais une ville, avec ses usages, ses repères, sa sociabilité, le tout alimenté par la mémoire familiale. De cet environnement, ils sortent peu. Pour les urbains, au contraire, l'échelle est différente. Leur mode d'entrée dans la ville découle d'une conception qui leur permet de s'adapter à Lyon, à Toulouse ou à Paris selon la nécessité. Pour le migrant rural, au contraire, son savoir urbain est difficilement transposable. Efficace dans sa région natale, il n'a plus d'utilité au-delà.
II ne s'agit pas d'un véritable suivi longitudinal mais d'une reconstruction des générations à partir des quatre coupes transversales. Les intervalles qui séparent ces dernières ne sont pas réguliers (15 ans, 10 ans. 15 ans) et pour de strictes comparaisons, à âge égal, il faut parfois sauter une génération. On ne peut comparer les 31-40 ans de la génération 1856-1865 qu'aux 31-40 ans de la génération 1880-1889, les 36-45 ans de la génération 1866-1875 aux 36-45 ans de la générations 1891-1900.
Voir Wells Robert V.. "On the Dangers of Constructing Artificial Cohorts in Times of Rapid Social change". Journal of Interdisciplinary History, vol. 9. n° 1, été 1978, p. 103-110
Pour estimer la mortalité, j'ai utilisé tes tables de mortalité par génération dressée par Jacques Vallin et j'ai estimé l'effectif que devrait avoir la cohorte en l'absence de tout mouvement migratoire. Jacques Vallin. La mortalité par génération en France depuis 1899, PUF. 1973, 484p. J'ai utilisé le rapport entre les survivants à lâge atteint en 1911 et 1921 pour les différentes générations. J'ai utilisé les chiffres des générations 1860.1870 et 1885.
On pourrait arguer que l'utilisation d'une même table de mortalité pour les deux populations n'est pas justifié puisque c'est mettre sur le même plan des urbains et une population où les ruraux sont nombreux mais je ne crois pas que la différence constatée puisse être imputée totalement à une sous-estimation de la mortalité des Lyonnais.Dans une ville industrielle comme Le Creuset, les décès dûs au premier conflit mondial ont été moins nombreux que pour la France entière. Voir Marcel Massard. "Syndicalisme et milieu social (1900-1940)", Mouvement Social, 1977, n° 99. p. 23-34. "Les générations masculines de vingt à quarante-cinq ans ne connurent que 14% de pertes contre 25% en moyenne pour la France entière" (p. 27)
Voir les cartes publiées de 1901 et de 1911, annexe n° 24.