2. Les professions de la population Lyonnaise

La pesée globale est mise en lumière par le graphique suivant, construit avec les données des quatre coupes transversales. Il souligne les transformations survenues pendant les quarante années d'observations.

Croquis n° 60 : L'évolution des groupes professionnels de 1896 à 1936
Croquis n° 60 : L'évolution des groupes professionnels de 1896 à 1936

J'ai déjà évoqué, lors de la construction de la nomenclature professionnelle les glissements survenus au sein des travailleurs manuels dont le graphique montre bien le rythme. Très visible aussi est la grande stabilité de certains groupes tel celui des petits commerçants. L'évolution du groupe employé est la plus complexe. Il enregistre une forte progression puis il y a stabilisation en chiffres absolus et léger déclin en chiffres relatifs. Ce mouvement correspond-il aux tendances nationales? Jusqu'en 1911, les résultats globaux des recensements ne distinguent pas employés et ouvriers et la comparaison ne peut porter que sur les années 1921 et 1936. Pour ces deux dates, les chiffres rassemblés par Jean-Claude Toutain montrent une légère progression des employés tant dans les services (2,630 millions en 1921 et 2,684 millions en 1936) que dans l'industrie (0,406 million et 0,474) mais cela va de pair avec une diminution du poids relatif des employés par rapport à la population active masculine employée dans les services et l'industrie (37,7% en 1921 et 36,4% en 1936) 685 . Vu le niveau de comparaison, on conviendra, je pense, que l'exemple lyonnais n'est pas trop atypique... Néanmoins ce traitement global ne permet pas de saisir des logiques que seule permet d'approcher l'examen génération par génération.

Les tableaux suivants permettent des suivre quelques professions dans les différentes générations retenues. Tout d'abord les négociants et industriels.

Tableau n° 40 : Les négociants et industriels par générations et âges, 1896-1936, (en pourcentages)
  21-30 31-40 36-45 46-55 56-65 61-70
1856-1865 / 3,81 / 3,68 3,33 /
1866-1875 1,15 / 3,16 5,21 / 4,79
1881-1890 0,47 3,85 / 4,25 / /
1891-1900 0,48 / 4,03 / / /
1906-1915 0,32 / / / / /

La progression de cette profession en fonction de l'âge est évidente dans toutes les générations sauf dans la première. Peut-être est-ce le signe d'un flou d'appellation plus prononcé au début de la période ? Quoi qu'il en soit, la progression nette en fonction de l'âge est la démonstration de l'existence de la mobilité professionnelle ou intra-générationnelle. Les négociants et industriels sont principalement des urbains et même des Lyonnais de naissance 686 . Cette prépondérance des urbains est une constante visible sur les analyses factorielles ; elle s'accentue de 1896 à 1936 et logiquement, le poids des ruraux dans ce groupe professionnel décline pendant la période étudiée.

Les profils repérés pour la catégorie employés sont tout différents de ceux des négociants. Ici, l'avancée en âge est corrélée à un déclin du groupe, sauf à nouveau pour la première génération. C'est entre 1896 et 1911 que le poids du groupe employé devient prépondérant, toutes générations confondues, passant de 16% à 22%, et cène forte croissance a dû peser sur les destinées des individus de cette génération même si ce sont les jeunes hommes des deux générations suivantes qui se précipitent vers cette nouvelle profession aux contours flous dont on espère sortir vers le haut : devenir employé, c'est commencer à se construire une situation. Mais une fois passée le gonflement de la profession, les générations suivantes enregistrent un déclin de leur entrée dans ce groupe. Les aléas d'une position dont les effectifs globaux stagnent dès la veille de la guerre, explique la diversité des profils selon les générations. C'est bien sûr dans ce cas que la démarche longitudinale se révèle le plus indispensable, c'est la seule susceptible de dégager les logiques qu'une démarche transversale, tendrait à brouiller car mêlant des strates démographiques différentes.

Tableau n° 41 : Les employés par générations et âges, 1896-1936, (en pourcentages)
  21-30 31-40 36-45 46-55 56-65 61-70
1856-1865 / 17 / 21 22 /
1866-1875 23 / 23 18 / 16
1881-1890 26 / / 17 / /
1891-1900 21 / 14 / / /
1906-1915 19 / / / / /

Les mutations importantes d'une génération à l'autre du poids des employés s'accompagnent de mutations dans les lieux de naissance des employés mais ce groupe, même si les urbains y sont plutôt surreprésentés , en particulier les natifs de Lyon, aux moins lors des coupes de 1911, 1921 et 1936, n'est pas celui où la taille du lieu de naissance est la plus discriminante. Pour les employés on a donc un modèle qui conjugue faible influence de l'effet-taille de la commune de naissance et forte importance du phénomène génération. Pour les petits commerçants le modèle est exactement inverse : forte influence de l'effet-taille de la commune de naissance et faible importance du phénomène génération. Cette dernière caractéristique est démontrée par le tableau suivant où les variations par générations sont très réduites

Tableau n° 42 : Les petits commerçants par générations et âges, 1896-1936, (en pourcentages)
  21-30 31-40 36-45 46-55 56-55 61-70
1856-1865 / 14 / 11 9 /
1866-1875 5 / 11 10 / 12
1881-1890 8 9 / 12 / /
1891-1900 6 / 8 / / /
1906-1915 6 / / / / /

La taille de la commune de naissance influe directement sur la propension à embrasser la carrière de la boutique. La surreprésentation des natifs du rural profond et des communes rurales en général est forte et constante. Au contraire, les natifs des grandes villes et de Lyon sont toujours sous-représentés dans ce groupe professionnel. Mais il y a plus. Au sein des petits commerçants, on discerne comme une division entre ceux qui sont engagés dans le petit commerce de bouche, bouchers, charcutiers, tripiers, boulangers, épiciers, et ceux spécialisés dans d'autres types de commerce tels les coiffeurs, les libraires, bouquinistes, papetiers... Les premiers sont, surtout au début des natifs du rural profond alors que les seconds sont le plus souvent des urbains.

Employés et boutiquiers sont souvent inclus dans les classes moyennes. Les modèles de fonctionnement de ces deux groupes sont pourtant opposé comme je viens de le montrer. Cela entraîne pour les recherches les concernant des conséquences importantes. J'ai déjà dit les risque d'utiliser des cohortes fictives pour étudier les employés. Leurs caractéristiques impose un suivi longitudinal afin des ne pas risquer de mêler des strates différentes. C'est en fait appliquer les règles des archéologues dont le souci premier est de ne pas mélanger les couches d'âge différent, condition sine qua non de la compréhension d'un site. En période de mutations sociales, il faut se faire archéologue social car la coupe transversale devient à l'histoire sociale ce que la pelleteuse est à l'archéologie, le plus sûr moyen de tout mélanger...

Pour le petit commerce, tout change. Pour un tel groupe social, en l'absence de gonflement ou de contraction brutale des effectifs, en l'absence de mutations technologiques majeures, la coupe transversale n'empêche pas de saisir les constantes d'une situation car l'effet-âge et le phénomène de génération s'annulent. Dans ces conditions, l'utilisation de cohortes fictives peut être une méthode d'approche correcte.

L'importance du phénomène génération est essentiel pour comprendre les relations qui existent entre le groupe ouvrier ou artisan et le groupe ouvrier. Je l'ai déjà indiqué, ce qui oppose ces deux groupes c'est essentiellement le type de travail et même s'il est difficile d'être rigoureux en ne se fondant que sur les appellations professionnelles l'opposition entre des métiers anciens et les nouvelles formes du travail usinier, les profils des lieux de naissance des deux groupes tant ils sont très tranchés renforcent la pertinence du découpage retenu. Alors que les ouvriers ou artisans se recrutent surtout parmi les natifs de Lyon, des petites villes ou des villages du rural profond 687 - trois origines qui coïncident le plus souvent avec le milieu régional - ce sont les grandes villes qui font la spécificité des ouvriers, grandes villes souvent situées au-delà des limites régionales. L'opposition entre les deux groupes n'est pas moins évidente à l'examen des générations.

Tableau n° 43 : Les ouvriers ou artisans par générations et âges, 1896-1936, (en pourcentages )
  21-30 31-40 36-45 46-55 56-55 61-70
1856-1865 / 20 / 26 23 /
1866-1875 22 / 19 20 / 16
1881-1890 18 14 / 14 / /
1891-1900 12 / 11 / / /
1906-1915 17 / / / / /
Tableau n° 44 : Les ouvriers par générations et âges, 1896-1936, (en pourcentages)
  21-30 31-40 36-45 46-55 56-55 61-70
1856-1865 / 23 / 13 21 /
1866-1875 24 / 21 23 / 23
1881-1890 22 21 / 22 / /
1891-1900 34 / 27 / / /
1906-1915 29 / / / / /

A observer les deux tableaux, les différences sautent aux yeux tant les profils semblent complémentaires. Dans la génération 1891-1900 et parmi les moins de 30 ans, plus d'un individu sur trois est ouvrier. Si la génération des 1866-1875 a été la génération des employés, la génération de 1891-1900 est celle des ouvriers. Les deux cohortes que j'ai reconstituées et dont je vais suivre les itinéraires, celle des électeurs nés en 1872-1875 et celle de ceux qui ont vu le jour en 1899-1900, correspondent globalement à chacune de ces deux générations. Si l'immigration ne peut être prise en compte par le suivi, le départ de la ville pose lourdement sur la manière dont les itinéraires ont pu être reconstitués. Et il est donc indispensable d'en prendre la mesure.

Notes
685.

Jean-Claude Toutain. La population de la France de 1700 à 1959, Cahiers de l'I.S.E.A., n°133, janvier 1963. 252 p. Voir tableaux 58, 76 et 86.

686.

Les tableaux présentant les résultats globaux des tris entre taille de la commune de naissance et professions se trouvent annexe n° 11.

687.

Sur la simplification de la structure sociale des villages à la suite du départ des artisans, voir Philippe Pinchemel, Structures sociales et dépopulation rurale dans les campagnes picardes de 1836 à 1936. Paris. A. Colin, 1957, p. 104