VIII.LES MOUVEMENTS MIGRATOIRES

Pour étudier les mouvements migratoires, je dispose des quatre coupes transversales et des fichiers construits à partir des listes de retranchements et d'additions aux listes électorales. Avant d'examiner dans le détail les migrations à la veille de la seconde guerre mondiale, il faut analyser le bassin démographique lyonnais.

A. Le champ migratoire lyonnais

Observons les quatre cartes suivantes qui permettent d'étudier le bassin démographique de la capitale rhodanienne.

Carte n° 20 : Origine géographique des électeurs en 1896
Carte n° 20 : Origine géographique des électeurs en 1896
Carte n° 21 : Origine géographique des électeurs en 1911
Carte n° 21 : Origine géographique des électeurs en 1911
Carte n° 22 : Origine géographique des électeurs en 1921
Carte n° 22 : Origine géographique des électeurs en 1921
Carte n° 23 : Origine géographique des électeurs en 1936
Carte n° 23 : Origine géographique des électeurs en 1936

Le bassin démographique lyonnais est d'une grande stabilité : telle est la leçon qui ressort de l'observation des cartes des départements de naissance des électeurs lyonnais 688 . On retrouve une géographie bien connue, déjà repérée par Maurice Gardon 689 au XVIlie siècle et par Yves Lequin 690 au XIXe siècle. Cette géographie inclut les départements limitrophes et la "zone médioromane méridionale* qu'évoqué Pierre Bonnaud 691 . Cette médioromanie méridionale part de la frontière italienne et prend la France en écharpe jusqu'aux confins occidentaux du Massif Central, intégrant Dauphiné, Auvergne et Limousin. Cette permanence de la zone de recrutement explique sans aucun doute la très grande stabilité des patronymes des Lyonnais 692 .

L'espace lyonnais est pratiquement d'un seul tenant. En sont détachés trois régions : l'Alsace, le Nord et Paris. Avant la guerre, on retrouve à Lyon des natifs des départements alsaciens, conséquence directe de l'annexion. Ces alsaciens, relativement peu nombreux, jouent souvent un rôle moteur dans la cité rhodanienne. L'Ecole Supérieure de Commerce de Lyon est créée en 1872 après la fermeture de celle de Mulhouse. Le fondateur de l'Ecole de Mulhouse, le docteur Penot et d'autres professeurs alsaciens forment le noyau initial de l'école lyonnaise 693 . Une fois les territoires annexés réintégrés à l'espace national, ces départements ne font plus partie de l'espace Lyonnais.

Le département de la Seine, et Paris, ne cessent de jouer un rôle croissant parmi les migrants : 0,8% en 1896,1.5% en 1911, 2,1% en 1921 et 3,6% en 1936. De la même manière, le Nord qui ne comptait guère dans la formation de la population lyonnaise, envoie à la fin de la période un contingent non négligeable, plus important que celui du Puy de Dôme ou de la Creuse. Le poids démographique, leur rôle dans l'économie française expliquent la part croissante de ces deux départements.

Alors que se renforce la direction Nord-Sud du bassin démographique, la dorsale Est-Ouest perd de son importance. L'intégration du Limousin au champ migratoire lyonnais s'explique par les migrations des ouvriers du bâtiment particulièrement nombreux parmi les migrants de cette région. Les compagnons de Martin Nadaud sont nombreux à Lyon mais la participation du Limousin à la formation de la population lyonnaise s'amenuise progressivement en raison de l'établissement à Lyon des anciens migrants : leurs enfants naissent maintenant à Lyon et en 1936 seule la Creuse figure encore sur la carte alors qu'en 1911 étaient présentes la Creuse, la Corrèze et la Haute-Vienne. Prenons les Creusois. En 1896, ils sont 13 dans le fichier, 6 sont maçons 694 , en 1911, ils sont 13 et 8 sont maçons. Après la guerre on n'en compte que 3 et aucun n'est maçon. Enfin en 1936, 8 électeurs originaires de la Creuse sont présents dans le fichier : 3 sont maçons. Le mouvement est très clair. Les migrations professionnelles traditionnelles s'amenuisent progressivement 695 .

La comparaison des cartes dressés à partir des sondages effectués dans les listes électorales et des cartes que l'on peut dresser pour le département du Rhône dans son ensemble à partir des recensements de 1901, 1911 et 1946 696 confortent les conclusions. Bien que portant sur les hommes et les femmes, ce qui contribue à resserrer l'espace lyonnais vu le rayon toujours plus restreint des migrations féminines 697 , ces cartes donnent bien la môme image que celles dressées à partir des listes électorales. Ces cartes mêlent toutes les générations. Comme je l'ai fait pour les groupes professionnels, j'ai essayé de reconstituer le film de ces migrations à partir des trois principaux départements pourvoyeurs et pour les cinq générations déjà étudiées.

L'Isère est le premier département à envoyer des migrants à Lyon. En 1896, 19% des électeurs non-natifs de Lyon en sont originaires, puis ce pourcentage ne cesse de diminuer : 16% en 1911, 14% en 1921 et 11% en 1936. Le suivi par génération confirme cette tendance mais les conséquences de la guerre attirent vers Lyon un contingent plus nombreux : les 31-40 ans de la génération 1881-1890 atteint 31-40 ans en 1921 et dans la génération suivante, le poids des natifs de l'Isère est également en augmentation dans l'immédiat après-guerre.

Tableau n° 45 : Les natifs de l'Isère par générations et âges, 1896-1936 (en pourcentages)
  21-30 31-40 36-45 46-55 56-65 61-70
1856-1865 / 11 / 13 11 /
1866-1875 7 / 10 9 / 11
1881-1890 5 8 / 6 / /
1891-1900 8 / 7 / / /
1906-1915 5 / / / / /

Le profil des natifs de l'Ain est tout différent. Ce département envoie régulièrement un fort contingent de ses fils vers la capitale régionale mais alors que las natifs de l'Isère semblent y rester une fois installés, cela est beaucoup moins évident pour les natifs de l'Ain, surtout dans la génération la plus ancienne. On retrouve chez eux aussi, l'appel de la ville dans les années vingt.

Tableau n° 46 : Les natifs de l'Ain par générations et âges, 1896-1936 (en pourcentages)
  21-30 31-40 36-45 46-55 56-65 61-70
1856-1865 / 8 / 5 3 /
1866-1875 4 / 5 6 / 5
1881-1890 3 7 / 5 / /
1891-1900 5 / 7 / / /
1906-1915 4 / / / / /

Pour les natifs du Rhône, au contraire, faire souche dans la capitale Rhodanienne semble être la règle.

Tableau n° 47 : Les natifs du Rhône par générations et âges, 1896-1936 (en pourcentages)
  21-30 31-40 36-45 46-55 56-65 61-70
1856-1865 / 8 / 8 11 /
1866-1875 4 / 6 4 / 8
1881-1890 5 6 / 9 / /
1891-1900 3 / 7 / / /
1906-1915 3 / / / / /

Et s'il sont aussi nombreux que les natifs de l'Ain, leur poids est très différent selon les âges. Le fait est très net chez les moins de trente ans où les natifs du Rhône sont assez nettement sous-représentés 698 . Sans doute est-ce la rançon de leur proximité géographique : ils ont moins de raison de régulariser immédiatement leur situation vis à vis de l'inscription électorale. De plus Lyon n'attire qu'une faible part des migrants du Rhône. Gilbert Carrier estime que "Lyon n'a pas attiré le quart du total des migrants du Rhône entre 1850 et 1914 699 ". Ceux qui quittent leur commune d'origine ne s'en éloignent guère et s'installent le plus souvent dans des communes voisines. Ceux qui prennent le chemin de la cité rhodanienne sont plutôt des artisans que des paysans.

Notes
688.

Les pourcentages sont calculés par rapport à la population née en France métropolitaine, à l'exclusion des natifs de Lyon et de Villeurbanne. Dans le département du Rhône ne sont pris en compte que les électeurs nés hors de la capitale départementale. Cette forte stabilité n'est pas surprenante, elle est la règle pour l'ensemble des départements et en particulier pour les départements ayant un fort centre d'attraction (Rhône, Bouches-du-Rhône et Gironde). Voir Daniel Courgeau, Les champs migratoires en France. PUF, 1970, p. 53 et sq. Daniel Courgeau souligne que la présence d'un fort centre d'attraction accentue l'immigration en provenance des départements situés dans un rayon de 300 km environ entourant le département considéré. Ce modèle construit sur une stricte conception arithmétique de la distance à vol d'oiseau (une progression arithmétique de raison 60 km) n'est peut-être pas le mieux adapté à la région Rhône-Alpes... On constate d'ailleurs que pour le Rhône, une cassure des courbes s'opère autour du rayon 3,5, c'est à dire 210 km. Voir le graphe p. 59.

689.

Voir Maurice Garden, Lyon et les Lyonnais, op. cit., cartes p. 643-647. Le découpage administratif différent ne facilite pas la comparaison mais l'on retrouve les mêmes constantes, surtout pour les cartes des hommes dont l'espace est plus dilaté que celui des femmes.

690.

Yves Lequin. Les ouvriers de la région lyonnaise, op. cit. tome 1, cartes p. 512 et 513

691.

Pierre Bonnaud, Terres et langages, Peuples et régions, 1981 cité d'après Fernand Braudel, L'identité de la France, tome 1, p 85 et sq. La carte de P. Bonnaud est reproduite p. 86.

692.

Voir en annexe, l'analyse des patronymes rencontrés dans les listes électorales, annexe n" 4.

693.

Association Française pour l'avancement des sciences, 35 ème congrès,Lyon et la région lyonnaise en 1906, p. 315-318

694.

Ils sont inscrits soit comme maçons, soit comme ouvriers maçons soit comme maître-maçon.

695.

On peut repérer dans les fichiers les signes de ces migrations professionnelles : les bonnetiers de Troyes, les horlogers de Besançon, les coupeurs de gants de Grenoble ... Même sur des effectifs restreints, ces migrations sont bien réparables avant la guerre.

696.

Voir ces cartes en annexe n° 24.

697.

Toutes les cartes des lieux de naissances différenciant hommes et femmes mettent en évidence cette particularité des migrations féminines. Le fait est avéré pour le bassin démographique lyonnais (Voir les cartes déjà signalées, Maurice Garden, op. cit. p. 643-647 etYves Lequin, op. cit. tome 1. p. 512 et 513). Pour Bordeaux, voir Pierre Guillaume, La population de Bordeaux au XIX e siècle, A. Colin. 1972. p. 251-254.

698.

Le fait est d'autant plus notable que ce sont surtout des jeunes de moins de trente ans qui quittent les communes du Rhône pour s'établir à Lyon. Voir Gilbert Carrier, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais. 1800-1970. Presses Universitaires de Grenoble, 2 volumes, 1973, tome 2, p. 178

699.

Gilbert Carrier, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais, tome 1, p. 485.