Afin d'étudier l'espace d'immigration et l'espace d'émigration, j'examinerai d'abord les départements d'origine ou de destination des migrants puis la taille des communes de départ ou d'arrivée, en les comparant aux communes de naissance des migrants. Il faut tout d'abord étudier le premier cercle de la France lyonnaise, c'est à dire le département du Rhône et ses quatre départements mitoyens, l'Ain, l'Isère, la Loire et la Saône et Loire. Ce premier cercle a vu naître près de la moitié des électeurs qui s'installent à Lyon. Il est l'antichambre de la métropole rhodanienne pour plus de la moitié d'entre eux. Le tableau suivant permet d'affiner ces comparaisons. Il porte sur l'ensemble des électeurs inscrits à Lyon en 1936 mais non natifs de Lyon et sur les nouveaux venus repérés à partir des listes d'addition 724 .
Le premier cercle de la France lyonnaise, le Rhône et ses quatre départements mitoyens, rassemble 47% des lieux de naissance des non lyonnais présents à Lyon et Villeurbanne en 1936 et 44% des lieux de naissance des nouveaux venus. De ces mêmes cinq départements arrivent également 53% de ces mêmes nouveaux venus. Ces cinq départements fonctionnent, donc, comme une sorte de sas pour des électeurs, nés au-delà du premier cercle de la France lyonnaise, qui, entre leur naissance et leur installation à Lyon, séjournent un temps plus ou moins long dans ces cinq départements avant de migrer vers la capitale régionale. Tel est le cas de Paul Pierron sellier bourrelier, né à Aubervilliers en 1895 qui a d'abord travaillé à Saint Pierre de Chandieu. dans l'Isère, avant de s'installer dans la presqu'île. Ou de Pascal Boiton, un manœuvre, natif de Pailhares dans l'Ardèche qui a d'abord vécu à Ampuis dans le Rhône avant de s'inscrire sur les listes électorales de Vaise. Ou encore ce cafetier restaurateur, né à Saint Amand dans le Cher qui tient un comptoir sur les pentes de la Croix-Rousse après avoir résidé à Civrieux, au nord de Lyon. Ou enfin, cet employé PLM, natif de Saint Victor sur Ouche, en Côte d'Or, qui n'arrive à Lyon qu'après un passage à la gare de Chalon-sur-Saône. A la lecture du tableau, il est évident que la fonction de sas est remplie par les cinq départements mais surtout par l'Isère et le Rhône. Ce dernier n'a vu naître que 10% des électeurs qui s'installent à Lyon mais 16% d'entre eux y ont séjourné avant de s'inscrire sur les listes électorales lyonnaises 725 . A l'exception du poids très différent du Rhône pour les deux populations, la zone de recrutement des nouveaux venus à Lyon se différencie assez peu de l'espace défini par les lieux de naissances de l'ensemble des électeurs de 1936. La comparaison de la carte n° 24 et de la carte n° 23 le démontre à l'évidence même si celle des origines ne prend en compte que seize départements qui dépassent le seuil de 1% alors que dix-neuf sont dans ce cas pour la carte portant sur l'ensemble des électeurs.
De cette comparaison des deux cartes, on peut conclure que l'approximation qui consiste à étudier le mouvement d'immigration à partir des lieux de naissance des électeurs n'introduit que des biais assez limités dans la répartition du phénomène. Ce qui est vrai au plan départemental se confirme-t-il lorsque la comparaison porte sur la taille des communes ?
Pour procéder à cette comparaison, j'ai effectué une analyse factorielle des correspondances sur le tableau de contingence croisant la taille des communes de naissance des immigrants et la taille des communes d'origine de ces mêmes immigrants. Le plan factoriel souligne le rapport direct que les deux niveaux entretiennent.
Sur le premier axe, les communes sont classées en fonction de leur taille, différenciant l'urbain du rural, sur le second, les distinctions portent surtout sur les divers types de communes rurales. Alors que les différences entre petites villes et grandes villes sont minimes sur ce second axe, elles sont importantes entre les communes du rural profond et les autres communes rurales. Mais ce que met, surtout, en évidence cette analyse factorielle, c'est le très fort lien entre les deux séries de variables. Un natif d'une grande ville a souvent vécu dans une grande ville avant de venir à Lyon, un natif d'une commune rurale a souvent habité dans une commune de même type avant de migrer pour Lyon...
Cela ne provient-il pas de la confusion fréquente entre commune de naissance et commune d'origine, ce qui reviendrait à dire que la migration vers Lyon est la première ? J'ai vérifié cette hypothèse, elle n'est pas fondée : seuls 9 % des immigrants viennent directement de leur commune de naissance. Cela signifie que, pour plus de 90 % des immigrants, Lyon n'a pas été la première destination du migrant, mais au mieux, la seconde. Cela signifie aussi que la première migration s'opère, le plus souvent, dans le même espace socio-économique ou dans un environnement très proche de celui où le futur migrant est né. On retrouve là l'une des conclusions dont l'approche transversale a souligné la validité : la taille de la commune de naissance est un élément qui pèse fortement sur le devenir des individus.
La carte des départements de destination des émigrants s'inscrit toujours dans le même espace mais il est légèrement plus dilaté que celui des départements d'origine des immigrants puisque vingt départements accueillent plus de 1 % des émigrants alors que la carte des origines des nouveaux venus ne portait que sur seize départements.
Malgré cette légère dilatation de l'espace lyonnais, rien n'autorise à conclure que le séjour dans une grande ville provoque l'émergence d'une nouvelle conception de l'espace, le passage de l'échelle de la région à celle de l'hexagone. L'analyse des pourcentages inciterait même à la conclusion inverse : alors que le premier cercle de la France lyonnaise, le Rhône et ses quatre départements mitoyens, n'envoient que 53% des immigrants vers Lyon, ces mêmes départements accueillent 58,5% des émigrants qui quittent la capitale régionale. Cette différence est, d'ailleurs toute entière à attribuer au département du Rhône 726 qui envoie 16 % des immigrants et reçoit 28 % des émigrants. Si le Rhône est l'antichambre privilégiée de Lyon, il est aussi la première zone d'accueil pour les habitants qui abandonnent la capitale régionale. Ce ne sont pas les villes, comme Villefranche, Givors ou Tarare qui attirent les émigrants mais les petits bourgs situés juste au delà de l'agglomération comme Craponne, Limonest, Fontaines, Saint-Genis-Laval ou Vourles... L'Ouest lyonnais joue un rôle décisif dans cette nouvelle géographie résidentielle. Faut-il y voir les premiers signes de l'inscription, dans la commune de leur résidence secondaire, d'électeurs qui travaillent et vivent à Lyon, phénomène aujourd'hui fréquent 727 . Le développement des transports dans l'Ouest lyonnais a-t-il favorisé ces installations dans les monts du Lyonnais, qui se sont accompagnées de migrations pendulaires ?
Une étude de géographie sociale de 1950 inciterait à choisir la seconde hypothèse "En 1886, la Compagnie de chemin de fer Fourvière- Ouest-Lyonnais construisit une voie ferrée qui, par Bel-Air, gagnait Craponne. Un embranchement se dirigeait ensuite sur Mornant par Brindas, un autre par Grézieu, sur le hameau de la Maison-Blanche, à Vaugneray. Un peu avant 1914, cette ligne fut électrifiée et prolongée jusqu'au bourg même de Vaugneray. Mais la lenteur des communications rendait bien difficile un aller et retour quotidien à Lyon, et l'installation du chemin de fer a d'abord
provoqué le développement du tourisme ou l'achat de maisons de campagne. C'est seulement après 1920, semble-t-il, que les habitants de la région descendirent travailler à Lyon pendant la journée. Au recensement de 1936, 35 personnes de Vaugneray prenaient le train chaque matin. Actuellement leur nombre a presque doublé : 61 habitués, en 1946, retrouvent en cours de route, 59 travailleurs de Grézieu et 260 de Craponne. Par ailleurs, 56 personnes de Brindas prennent les cars qui, de Mornant, de Thurins ou de Saint-Martin rejoignent Lyon chaque jour. Francheville, de son côté, est encore mieux équipée. Un tramway fort lent qui rejoignait le bourg du Haut à Lyon, est remplacé, en 1936, par un trolleybus. Ou coup, les travailleurs à Lyon deviennent légion. On en comptait 97 en 1936, ils sont près de 250 en 1946 728 ."
La légère dilatation de la zone d'émigration au-delà des limites habituelles de l'espace lyonnais correspond à l'existence de logiques particulières à l'émigration. La présence d'un département comme celui des Alpes Maritimes annonce déjà les migrations du troisième âge encore ténues à l'époque : sur les six émigrants qui s'y rendent, trois ont plus de soixante ans, un médecin, un retraité et un électeur sans profession... Parallèlement, sur les trois migrants qui partent pour la Meurthe et Moselle, il y a deux Alsaciens-Lorrains qui ont, vraisemblablement, quitté cette région au début de la Troisième République. La présence de la Loire Atlantique et du Bas-Rhin est totalement liée à l'émigration d'ecclésiastiques ou d'étudiants des Missions Africaines. Seuls les émigrants qui se rendent dans l'Indre et Loire ne semblent pas obéir à une logique particulière.
Si l'on compare la taille des communes de naissance de ces émigrants à la taille des communes où ils s'installent, il apparaît que les émigrants ont, globalement, tendance à retourner dans des communes comparables à celles où ils sont nés.
Sur l'axe 1, les communes de destination sont bien classées en fonction de leur taille mais non les communes de naissance. Ces dernières ne se différencient que sur l'axe 2, et même sur cet axe, si l'on repère une opposition rural/urbain, au sein de ces deux catégories, la hiérarchie des tailles est mal respectée. La présence des natifs de Lyon contribue à brouiller la netteté du modèle repéré pour les immigrants. En effet, lorsqu'ils quittent Lyon, les natifs de la capitale régionale s'installent dans des communes de taille diverse, leur position au centre du plan factoriel l'atteste, même si existe une propension à s'installer dans les petites villes. En dépit de ce brouillage, le modèle conserve sa netteté pour les natifs du rural profond, pour ceux des grandes villes ou des bourgs ruraux et la pertinence de la taille de la commune de naissance comme (acteur explicatif des mouvements migratoires ne peut être rejetée.
II y a 501 nouveaux venus qui arrivent à Lyon de commune bien identifiées. Pour ces électeurs, je connais lieu de naissance et commune d'origine. Se pose le problème des natifs de Lyon qui ont séjourné dans une autre commune avant de revenir à Lyon. Ils sont au nombre de 44, soit 8,8% des nouveaux venus. Dans les analyses qui suivent, ces électeurs ne sont pas inclus. Ces analyses portent, donc, sur 457 électeurs.
Lorsque je parle du Rhône, j'exclus les communes de l'agglomération lyonnaise proprement dite.
Sans Lyon et les communes de l'agglomération.
Voir sur ce point Dumolard Pierre et Pinol Jean-Luc, "Les élections municipales de mars 1983 dans la région Rhône-Alpes", Cahiers d'Histoire. 1984. n° 2. p. 9-34;
De Farcy Henri. Paysans du Lyonnais, la vie agricole dans la vallée de l'Yzeron, Lyon, Audin, 1950,170p. La citation suivante se trouve p.126. Voir aussi Michel Serge, Chemins de fer en Lyonnais, 1627-1957, Presses Universitaires de Lyon, 1986,192 p.