L'analyse des correspondances multiples portant sur les émigrants repose sur les mêmes variables que celles utilisées précédemment, c'est à dire les zones urbaines de départ, les groupes professionnels, l'âge et la taille de la commune de naissance 732 .
Sur le premier axe 733 , l'opposition la plus nette est l'opposition entre les natifs du rural profond - ils représentent 22,51 % des émigrants- et les natifs de Lyon qui ne représentent que 31,60 % des effectifs, soit sensiblement moins que parmi la population électorale totale 734 . S'opposent également sur ce premier axe, les cadres supérieurs, les employés et les manoeuvres et les employés des services publics ainsi que les jeunes émigrants à ceux d'âge mûr. En effet, si l'influence de l'âge comme nous l'avons vu, n'est pas déterminante pour comprendre le phénomène dans son ensemble, il n'en demeure pas moins que cette composante permet de distinguer différents types d'émigrants. En revanche, les zones urbaines, à l'exception de Vaise (zone 53), ne sont pas très bien corrélées à cet axe. Au contraire, sur l'axe 2, les zones urbaines sont beaucoup mieux expliquées, en particulier Villeurbanne, la partie sud et est du septième arrondissement, (zone 73), et te vieux Lyon, ( zone 52). Sont également bien corrélées à ce second axe, les natifs des grandes villes, les ouvriers et, de façon moindre, les retirés des affaires.
A l'examen du premier plan factoriel, il est possible de dégager quelques types d'émigrants dont le graphique suivant permet d'isoler les caractéristiques. Globalement, 58 % des émigrants sont nés dans des communes urbaines 735 et 51 % d'entre eux quittent Lyon pour se rendre dans des communes urbaines. De prime abord, ces chiffres pourraient surprendre : la population considérée serait plus rurale après son séjour dans une grande ville qu'avant... A vrai dire, le phénomène s'explique facilement. Les natifs de Lyon qui émigrent sont comptés, comme il se doit, parmi les urbains mais 45 % d'entre eux s'installent dans une commune de moins de 2000 habitants agglomérés au chef-lieu en 1936 et, donc, augmentent d'autant la part des ruraux. Cela explique que, sur le croquis suivant, tous les groupes sauf un, soient situés sous la bissectrice, ce qui indique que les communes de destination sont moins urbaines que les communes de naissance.
Le premier type correspond à ce l'on pourrait appeler les jeunes diplômés ou assimilés, souvent natifs de Lyon, installés jusqu'à leur départ dans les zones les plus anciennes de la ville sinon les plus prestigieuses (zones 42, 32 voire 62). Leurs destinations, non étudiées à partir de l'analyse des correspondances multiples, sont significatives : les communes où ils émigrent sont surtout des grandes villes, Paris, Marseille, Grenoble, Bordeaux, Toulon... Même si la majeure partie des itinéraires s'inscrit dans un grand Sud-Est, il n'est pas rare que ces jeunes diplômés débordent ce cadre comme le montrent les cartes des destinations des techniciens, employés ou cadres supérieurs 736 .
Un ingénieur chimiste, natif d'Ecully. la banlieue huppée de Lyon, part pour Paris, un médecin lyonnais s'installe à Nice, un chirurgien, également lyonnais, part pour Tournas, en Saône et Loire, un inspecteur d'assurances, natif de Pierrelatte, retourne dans la Drôme, à Donzère, un magistrat rejoint une nouvelle affectation à Dijon... Des employés partent pour Saint-Symphorien sur Coise, les Roches de Condrieu ou Blacé dans le Rhône, mais aussi pour Paris, Le Puy, Draguignan, Maçon ou Bordeaux... Un représentant part pour Tours, un autre pour Montpellier, un comptable s'installe à Lentilly, petite bourgade du Rhône, un autre à Beynost, dans l'Ain, un dessinateur, natif de Lyon, élit domicile dans le Jura, à Villers Fariay...
A ces jeunes diplômés et membres des classes moyennes s'opposent des employés des services publics en milieu de carrière ou des manoeuvres âgés. Les membres de ces deux catégories ont des points communs : ils sont le plus souvent nés dans de petites communes rurales et ils habitent à la périphérie de la ville. Vaise, (zone 53), est l'un des principaux quartiers d'immigration et d'émigration de ces catégories. Mais, en dépit de ces points communs, les différences entre les deux groupes sont nettes. Rien ne ressemble moins à la zone de destination d'un employé des Postes ou du P.L.M. que la zone de destination d'un manoeuvre. Pour ce dernier, l'espace de destination se résume à quelques départements périphériques, très peu nombreux, et au sein de ces départements, ils s'installent essentiellement dans les communes du rural profond.
Certes les effectifs sont faibles 737 , mais le fait que sur les treize manoeuvres pour lesquels la destination a été indiquée, douze aient déclaré se rendre dans des communes rurales dont huit ont moins de 500 habitants agglomérés au chef-lieu ne peut être le fait du seul hasard. Certains retournent dans leur commune de naissance. Les cantons ruraux de l'Ain semblent favoriser ce phénomène et ce d'autant plus que les distances sont faibles. Ainsi Pierre Guichard, un journalier né cinquante deux ans plus tôt. à Montanay, dans le canton de Trévoux, y retourne... Ces travailleurs sans qualification que la crise rejette hors du marché du travail sont âgés. L'âge moyen des manoeuvres qui quittent Lyon est de 54 ans alors que celui de ceux qui arrivent n'est que de 37 ans. En ces temps difficiles, les vieux manoeuvres ou journaliers n'ont d'autre issue que de quitter un marché du travail où ils sont en concurrence avec une main d'oeuvre plus jeune sinon plus qualifiée 738 .
Tout différent est l'espace de migration des employés de service publics. Comme les manoeuvres, ils sont souvent nés dans des communes rurales mais ils n'y retournent pas, ils se déplacent au sein du réseau urbain, et les grandes villes sont mêmes leur terrain de prédilection.
Sur les 24 employés de services publics qui quittent Lyon. 16 se rendent dans des villes. Le phénomène est patent pour les employés du P.L.M. qui suivent, à travers tout le Sud-Est, le réseau ferroviaire. En raison des règles de mutations, certains, après un passage dans une très grande ville, se rapprochent de leur région d'origine, tel cet employé P.L.M., Lucien Dumay âgé de 56 ans, né à Chatenoy le National, petit village situé à cinq kilomètres de Chalon sur Saône, qui retourne à Sennecey le Grand, gare P.LM. au sud de Chalon. Pour les employés des Postes, plus souvent nés dans de grandes villes que les employés de chemin de fer, la zone de migration n'est pas limitée au Sud-Est puisqu'il s'agit d'un service public et non d'un réseau ferroviaire régional. Tel agent des P.T.T., natif de la Rochelle, quitte Lyon pour Limoges, tel autre, originaire de Montélimar, s'installe à Nice...
Le groupe des ouvriers possède des caractéristiques assez nettes. Nés dans des communes urbaines, et souvent dans des grandes villes, parfois aussi dans des bourgs ruraux, les ouvriers qui émigrent, ont souvent été domiciliés dans la partie sud et est du septième arrondissement (zone 73) ou à Villeurbanne, c'est à dire des zones qui ont connu une forte croissance pendant les années 1930. Si l'on compare l'âge moyen des ouvriers qui arrivent à Lyon et celui de ceux qui partent, on ne constate aucune différence significative : 38 ans contre 39 ans. Leur espace de migration est très différent de celui de manuels non qualifiés, à la fois par son échelle et par la taille des communes de destination dont 16 sur 29 sont des urbaines.
Tel jeune mécanicien lyonnais, âgé de 23 ans, part pour Toulon, tel autre, parisien d'origine s'installe à Rive de Gier. Lorsque leur âge est plus avancé, ils retournent souvent dans leur commune ou leur département d'origine : un mécanicien natif de Tours repart pour Amboise, un charpentier de Saint-Affrique, dans l'Aveyron, y retourne et un contremaître toulousain reprend le chemin de la ville rosé...
Le dernier groupe bien représenté sur le plan factoriel est celui des retirés des affaires. Ce groupe rassemble en fait deux catégories assez différentes, les retraités, âgés et dont les itinéraires sont caractéristiques - un retraité né à Hayange part pour Nice, un autre regagne sa Lorraine natale, un instituteur, natif de la Loire, élit domicile dans la périphérie lyonnaise, aux Chères...
Au terme de cette analyse transversale des mouvements migratoires, plusieurs points méritent d'être soulignés. Premièrement, ces documents qui permettent de dater sinon parfaitement du moins grossièrement les mouvements migratoires confirment la permanence du bassin démographique lyonnais, dans des limites très voisines de celles révélées par les seuls lieux de naissance des électeurs. Deuxièmement, ces mouvements migratoires s'inscrivent, et souvent renforcent, les logiques de l'espace social lyonnais. Non seulement, ils ne bouleversent pas les pesanteurs de l'insertion spatiale des groupes sociaux mais ils obéissent aux mêmes règles. Troisièmement, la propension à la mobilité varie d'un groupe professionnel à l'autre.
Je terminerai en essayant de montrer en quoi cette propension à la mobilité, mise en évidence à partir d'une démarche transversale, et en admettant qu'elle joue toujours dans le môme sens, peut peser sur la mise en oeuvre de la démarche longitudinale. Pour calculer cette propension, j'utilise un indicateur simple : le rapport entre le poids d'un groupe parmi l'ensemble des électeurs en 1936 et le poids de ce même groupe dans une catégorie de migrants. Prenons comme exemple les ouvriers. Nous avons vu qu'ils représentent 25,11 % des électeurs, 23,58 % des migrants intra-urbains et 11,46 % des émigrants qui partent au-delà de la banlieue. Leur propension à déménager dans les limites de Lyon et de Villeurbanne atteint l'indice 94 et leur propension à quitter Lyon l'indice 45. Que signifient ces indices ? Les ouvriers déménagent dans Lyon à un niveau proche de la moyenne - si ce niveau était égal à la moyenne, l'indice serait exactement de 100 - mais leurs chances de quitter Lyon sont beaucoup plus faibles, deux fois moins importantes que la moyenne. Comme ces indices reposent sur des effectifs parfois faibles, je ne raisonne ici qu'en fonction des rangs relatifs mesurés par rapport à la propension à se déplacer dans Lyon, à s'installer en banlieue ou au delà de la banlieue lyonnaise 739 . Le schéma suivant présente les résultats de cette démarche.
L'examen du graphique ci-dessus révèle que les logiques sociales des migrations décelées à la veille de la seconde guerre mondiale ne sont pas sans rapport avec celles mises en évidence, au plan national, par les travaux de l'INSEE à l'époque actuelle 740 . Ces travaux opposent l'ancrage des indépendants à la mobilité des salariés. Parmi ces derniers, les cadres supérieurs sont ceux qui se déplacent le plus et qui changent le plus souvent de région
Dans Lyon, les catégories qui déménagent peu sont attachées à leur outil de travail : le jardin pour l'agriculteur, l'atelier pour l'ouvrier ou l'artisan et la boutique pour le petit commerçant. La présence, parmi eux, des cadres supérieurs s'explique par le classement dans ce groupe des étudiants, peu mobiles dans Lyon mais qui ont une forte propension à l'émigration. Au demeurant, les mouvements intervenus dans les limites de Lyon et Villeurbanne n'ont pas d'influence sur la démarche longitudinale. Il en va différemment pour tous les autres mouvements migratoires qui risquent de biaiser les résultats du suivi des individus.
Le premier rang des agriculteurs parmi les émigrants qui s'installent en banlieue est parfaitement logique : l'urbanisation provoque la raréfaction des terres cultivables d'où leur mouvement vers la périphérie. De même le premier rang de la catégorie divers parmi les émigrants qui s'installent au-delà de la banlieue renvoie à la présence des ecclésiastiques dans ce groupe. L'un comme l'autre de ces groupes ont des effectifs faibles. Au total, quels sont les groupes qui risquent d'être sous-estimes dans la démarche longitudinale en raison de la propension différentielle à la mobilité ? Les trois groupes qui arrivent en tête, divers, services et retirés ont des effectifs faibles et surtout, pour celui des retirés, peu susceptibles de biaiser une cohorte suivie à partir de 21 ans. Au total, il semble que les chances de perdre des catégories situées en haut de la hiérarchie sociale, négociants, cadres supérieurs, dont le rang élevé est lié à la présence des étudiants, techniciens et cadres moyens, sont supérieures à celles de voir disparaître les catégories nombreuses, situées au centre au bas de la hiérarchie (employés, petits commerçants, ouvriers, manœuvres...) et donc de sous-estimer les individus qui, au terme d'une mobilité professionnelle ascendante, atteignent les groupes élevés.
La matrice traitée correspond à une matrice de 37 variables binaires. Cette analyse ne peut nous renseigner sur la propension au départ de la ville puisqu'elle ne porte que sur les seuls émigrants. Elle ne peut mettre en lumière que les caractéristiques des différents types d'émigrants.
II explique 5,46 % de l'inertie totale, soit exactement le double de la part d'inertie qui correspondrait à la situation d'indépendance (100/37 = 2,70).
Les natifs de Lyon représentent 36,6 % de l'ensemble des électeurs en 1936. En fonction de la marge d'erreur, cela signifie que le pourcentage se trouve entre 34 et 39 %. La marge d'erreur est naturellement plus importante pour les émigrants dont l'effectif est beaucoup plus restreint. En fonction de cette marge, le pourcentage des natifs de Lyon parmi les émigrants est compris entre 25 et 37 %. Au strict plan statistique, on ne peut donc pas affirmer que les natifs de Lyon sont sous-représentés parmi les émigrants mais le suivi longitudinal des deux cohortes permet d'établir la moindre mobilité des natifs.
Je retiens ici la distinction classique entre rural et urbain, soit le seuil de 2000 habitants agglomérés au chef-lieu. Les natifs de Lyon sont inclus, bien sûr, parmi les urbains.
Les cartes suivantes reposent sur des effectifs faibles. Aucun pourcentage n'a donc été calculé. J'ai simplement hachuré tous les départements où se trouvait une commune de destination d'un émigrant du groupe considéré.
L'étude de l'inscription sur les listes électorales montrent que l'intégration à la société favorise cette inscription. Il est donc normal que des manœuvres, surtout s'ils sont des difficultés d'emploi, ne soient pas les plus soucieux de signaler aux services municipaux, leur changement d'adresse.
Le profil social des manœuvres qui quittent Lyon au moment du Front Populaire correspond à celui des travailleurs rejetés du marché du travail par la crise. Voir Asselain Jean-Chartes , "La semaine de 40 heures, le chômage et l'emploi", Mouvement Social, n° 54,1966, p. 183-204
J'ai fait figurer sur le schéma les résultats de la classification portant sur l'ensemble des émigrants (colonne banlieue et au-delà). Les calculs ont été faits en additionnant les effectifs des électeurs partant vers la banlieue (92) et au-delà de la banlieue (253).
Voir en particulier Claude Tanin. "La mobilité résidentielle". Données Sociales 1984, p. 244- 252 et Claude Taffin. "La mobilité résidentielle entre 1979 et 1984". Données Sociales 1987, p. 269-275.