"Dieu voulut que l'homme et l'animal aient la même longueur de vie, trente ans. Mais les animaux trouvèrent que cela était trop pour eux tandis que pour les hommes cela taisait trop peut de temps. Alors ils arrivèrent à un accord et l'âne, le chien et le singe donnèrent une partie de leurs années a l'homme qui obtint de cette façon soixante ans de vie Les trente premiers, il les passe bien, il jouit de sa santé, s'amuse et travaille avec joie, content de son destin. Mais ensuite viennent les huit ans de l'âne et il doit supporter charge sur charge : il doit porter le grain qu'un autre mange et recevoir des coups pour ses bons et loyaux services. Viennent ensuite les douze années de la vie de chien : l'homme se met dans un coin, grogne et montre les dents, même s'il lui en reste peu pour mordre. Viennent ensuite les dix années du singe qui sont les dernières : l'homme devient bizarre et fait des extravagances, il a des manies ridicules, devient chauve et ne sert plus qu'à faire rire les enfants."
Fable d'Esope (rapportée par J. Ortega y Gasset, En tomo a Galleo, leçon III, cité d'après Claudine Attias-Dorfut. Sociologie des générations)
La première cohorte est forte de 761 individus nés entre 1872 et 1875. La seconde de 737 nés en 1899-1900. Au moment où commence l'observation, ils atteignent l'âge adulte mais beaucoup ont derrière eux une carrière professionnelle déjà longue de quelques années et il est certain qu'elle pèse sur leur univers des possibles. De cette réalité, j'ignore tout de même que je ne sais rien de leur vie d'écolier 741 . Cette seconde lacune est importante d'autant plus que l'école a été pensée comme instrument de la promotion républicaine et qu'elle a été une des filières de la mobilité professionnelle et sociale 742 . On se souvient que Paul Lapie a voulu mesurer cette influence au début du siècle 743 . De plus, et c'est un point plus gênant dans la perspective comparative, le passé scolaire des membres des deux cohortes n'est probablement pas identique. Les premiers ont entre 7 et 10 ans au moment des lois Ferry, les seconds naissent pratiquement vingt ans plus tard. Pour ceux qui sont nés dans le Rhône, c'est à dire plus des deux tiers de chaque cohorte, la différence n'est peut-être pas si importante. L'école existe avant l'école publique et les statistique rassemblés dans l'article Rhône du dictionnaire pédagogique de Buisson soulignent bien que les lois républicaines ne bouleversent pas le paysage scolaire du département : en 1878-79, au moment où la première cohorte atteint l'âge scolaire, le département compte, toutes écoles primaires confondues, 83500 élèves dont 63% sont des élèves gratuits. En 1881-1882, au moment de la gratuité, il y a 93200 élèves. Si l'on observent les statistiques d'alphabétisation (conscrits, signature des actes de mariage), elles dépassent les 90% dès le début de la Troisième République, au moment où leurs pères arrivent eux-mêmes à l'âge adulte. Tout cela est grossier mais indique que le biais introduit par la différence de niveau scolaire entre les deux cohortes est sans doute limité 744 ..,
La première génération arrive à l'âge adulte en 1896. Les années 1890 sont particulièrement troublées sur le plan politique et la violence est souvent très présente dans la vie politique et sociale. Lyon est directement touchée par La vague d'attentats anarchistes... Sadi Carnot est assassiné. Puis c'est l'Affaire... Son impact est probablement plus fort dans les grandes villes que dans les campagnes mais les urbains sont majoritaires dans la cohorte 745
L'année 1896 est décisive pour le septième art et Lyon en est le centre. Béraud en est encore une fois le témoin mais il minimise l'impact du cinématographe des frères Lumière : " A la place d'un commerce de tentures et de lainages, vient de s'ouvrir le premier cinéma du monde, le premier cinéma public, payant, ouvrant chaque jour, formant spectacle. Les gens de Los Angeles que ces choses préoccupent, s'imaginent, bien sûr, que nos gens coururent rue Pizay, admirer cette glorieuse invention lyonnaise, et que l'on se battait aux portes de l'ancien magasin Chaîne et Cie ? Les Californiens ne connaissent pas les fils du brouillard ! Nous n'avons pas l'orgueil facile, nous autres, ni la curiosité impatiente." 746 Dans la même génération que les membres de la cohorte sont nés Emile Guillaumin, Daniel Halévy, Léon Blum, et... Edouard Herriot.
Pour la seconde cohorte, née en 1899-1900, l'enfance s'est déroulée au temps de la séparation de l'Eglise et de l'Etat et certains en ont gardé une mémoire très vive. A Lyon, la séparation a été relativement violente et certains témoins se souviennent de la mobilisation de leurs parents ou de leurs grands parents, partis manifester contre l'expulsion des Dames de l'Assomption 747 . Puis vient la guerre. Ils ont quatorze ans quand elle éclate et ils vont participer aux derniers combats. Georges Villiers est de ceux là mais il n'est pas certain que son témoignage rende compte de l'état d'esprit le plus répandu... "Ayant reçu de mes parents une éducation assez rigoureuse dans ses principes, mes études secondaires se sont passées aux lycées Ampère et du Parc à Lyon, et je me trouvais à Paris au lycée Louis-le-Grand en deuxième année de mathématiques spéciales lorsque ma classe 1919 a été appelé sous les drapeaux....Mobilisé en mars 1918 au 84» régiment d'artillerie lourde de Lyon, puis reçu à l'examen d'élève officier, j'ai choisi le 10e régiment d'artillerie de campagne dont la base était à Dinan, pour y retrouver mon oncle Georges Mulsant, officier de réserve, qui commandait alors le deuxième groupe de ce régiment en Alsace. Le régiment venait d'être assez éprouvé en Champagne, mais les Bretons qui le composait étaient des gens solides dont le moral était excellent... Après quelques semaines nous somme partis pour le front, en avant de Saint Die ; j'étais heureux, espérant arriver à temps pour participer à la guerre avec mes deux galons rouges de brigadier élève aspirant. Le secteur était calme et, dans les jours qui suivirent, nous avons participé à des manoeuvres avec l'infanterie et des petits tanks Renault. C'était la préparation d'une offensive qui devait se déclencher le 12 novembre avec pour objectif, Strasbourg... Le 11 novembre, à l'annonce de l'armistice, les cloches ont sonné dans les villages, et les braves Bretons dans un état de joie la plus vive ont largement trinqué en l'honneur de ta victoire. Pour ma part, il était difficile, malgré tout, de cacher ma déception... 748 "
Au retour du front, l'agitation sociale est vive. Les grèves de 1920 sont assez dures à Lyon où le patronat organise la riposte en mobilisant les élèves de l'ECL pour conduire trains et tramways. Là aussi les perceptions sont diverses. Une jeune fille du boulevard des Belges se souvient avec gaieté de cette époque : "oh ! on riait, on disait, ce sont nos danseurs qui conduisent les tramways... 749 " Le témoignage de Navel dans Travaux n'est pas du même ordre... En 1921, alors que retombe la poussée révolutionnaire de l'après- guerre, commence l'observation de la seconde cohorte. De la même génération ou presque sont Pierre Pucheu. Jacques Doriot (1898), Benoist-Méchin (1901), Maurice Thorez , et les lyonnais Péju, Fégy et Hytte, tous militants communistes dans les années 1920 avant que ne bifurquent leurs itinéraires politiques 750
II faut maintenant suivre les hommes des deux cohortes dans la grande ville mais il faut d'abord mesurer le poids de ceux qui la quittent
Peut-être pourrait-on envisager ultérieurement de coupler les données individuelles avec les archives du rectorat...
Pour le rôle de l'enseignement secondaire voir Harrigan Patrick J.. Mobility, Elites, and Education in French Society of the Second Empire. Waterloo. Canada, Wilfrid Laurier University Press. 1980, 204 p.Utilisant l'enquête demandée par Victor Duruy en 1864 sur les origines familiales et les projets de carrière des élèves de l'enseignement secondaire, Patrick Harrigan a étudié le rôle joué par la profession du père, par le type d'éducation reçu, spécial ou classique. Sous le Second Empire, les élèves de l'enseignement secondaire se recrutent essentiellement dans le secteur tertiaire mais le milieu de recrutement bien que non représentatif de la structure sociale globale n'est pas limité aux couches supérieures de la société.
Voir Prologue.
1l n'en va peut-être pas de même dans le domaine de l'idéologie. L'exaltation de l'école républicaine et de sa fonction sociale sont peut-être plus prégnants pour la seconde cohorte qui arrivent dans la vie au moment de la séparation de l'Eglise et de l'Etat et au moment où a triomphé sur "l'école de la route, la route de l'école" pour reprendre Jacques et Mona Ozouf. Voir prologue p. 27, voir aussi les remarques acerbes de Béraud, note 4, p. 44.
Dans les campagnes l'Affaire Dreyfus est souvent bien lointaine .Voir M.-C Pingaud, "Chronologie et formes de pouvoirs à Minot (Côte d'Or) depuis 1769", Etudes Rurales. 1976, n° 63-64, p. 191-206) mais la cohorte étudiée est, par définition, présente à Lyon en 1896. Marc Bloch, né en 1886, se place lui-même "à la pointe dernière de ce que l'on peut appeler, je crois, la génération de l'Affaire Dreyfus" Et il ajoute : "L'expérience de ma vie n'a pas démenti cette impression." Apologie, p. 95
Henri Béraud, La Gerbe d'Or. p. 148
"Les Dames de l'Assomption avaient un pensionnat, [au début du boulevard du Nord], et avec les expulsions, elles ont été obligées de quitter la France, et alors deux professeurs, laïques disons, Mlle Diot et Mlle Dupont, ont ouvert un cours pour les petites filles place Morand...". Ce cours allait devenir l'asile préféré des jeunes filles des grandes familles du boulevard du Nord. Témoignage oral.
Georges Villiers, Témoignages, p. 9-10
Sur les "leçons de danse", les rallyes d'hier, voir première partie. I.A.2.a.iii.
Voir Jean-Luc Piftol. Origines et débuts du communisme à Lyon. Mémoire de maîtrise. Université Lyon 2,1972.