Tous les groupes socio-professionnels ont-ils, à âge égal, la même propension à quitter la ville ? Pour répondre à cette question, j'utiliserai la même méthode que celle utilisée pour la population globale mais la ventilation par groupe socio-professionnel nécessite une nouvelle hypothèse, fausse dans l'absolu mais impossible à éviter faute d'outils démographiques adéquats. Les tables de mortalité qui permettent d'estimer les décès et donc de déduire l'émigration ne tiennent pas compte de la situation sociale des individus. Or toutes les études soulignent les inégalités sociales devant la mort 767 . Comme j'estime l'émigration à partir de tables de mortalité générale, l'émigration sera donc sous-estimée pour les groupes ayant une mortalité plus faible que la moyenne et surestimée pour les groupes ayant une mortalité plus forte.
Les courbes ont été construites en fonction de l'appartenance au groupe socio-professionnel de 1896 même si par la suite on constate une mobilité professionnelle. Ainsi la courbe des ouvriers est obtenue à partir des calculs effectués sur la sous-population des individus appartenant à ce groupe en 1896, de même pour celle des employés, des petits commerçants... Le taux de départ entre 1896 et 1901. pour l'ensemble des individus s'élève à 98 pour mille 768 . Le groupe le plus mobile, à un niveau presque de quatre fois supérieur, est celui des individus pour lesquels aucune profession n'a été enregistrée, ce qui suggérerait que ces électeurs sont déjà, en 1896, structurellement moins enracinés que les autres et donc plus susceptibles de quitter la ville. Au nombre de 88 en 1896, ils ne sont plus que 7 en 1901... Après ce groupe, mal enregistré sur les listes électorales, mais qui rassemble plus de 10 % des effectifs initiaux, viennent les étudiants dont la forte et durable émigration n'est pas surprenante. Comme leur mortalité risque d'avoir été surévaluée par l'usage d'une table de mortalité générale, leur taux d'émigration est sans doute encore plus élevé que celui que j'ai calculé et qui est représenté sur le graphique suivant.
Au nombre de 76 en 1896. le groupe fond très vite dans les quinze années qui précèdent la première guerre mondiale et les derniers calculs portent sur des effectifs très faibles. Il en va tout différemment avec les ouvriers et les employés dont les effectifs sont beaucoup plus importants et où l'émigration est plus faible. Les ouvriers sont 153 en 1896 et 22 sont toujours présents en 1936. Parmi ces derniers. 7 n'appartiennent plus au groupe ouvrier. De même, les employés sont 192 en 1896 et 34 sont toujours à Lyon en 1936. Parmi eux, 16 ne sont plus employés. Le graphique suivant présente les résultats obtenus.
A une exception près, le taux d'émigration des employés est toujours inférieur à celui des ouvriers 769 . L'augmentation du différentiel d'émigration s'accentue même à l'approche de la cinquantaine, à une époque où la conjoncture de l'emploi se détériore davantage dans le secteur industriel que dans le commerce et la banque 770 . Il est possible aussi que ces différences soient imputables à celles des quotients de mortalité, ceux des ouvriers étant supérieurs à ceux des employés mais l'écart entre les deux courbes n'est peut-être pas dû à la seule différence des quotients de mortalité.
Voir le tableau reproduit dans Georges Tapinos, Eléments de démographie, op. cit. p. 146. Pour les armées 1975-1980, tant à 35 ans qu'à 55, le rapport entre les quotients de mortalité des ouvriers et des employés est de 116. En 1907-1908, le tableau présenté par Adolphe Landry montre que l'écart est encore plus important sauf pour les ouvriers du textile dont la mortalité est plus faible que celle des employés. Voici un extrait du tableau p. 247. Mortalité par profession, 1907-1908. Nombre moyen annuel de décès pour 10000 vivants de chaque groupe
Age | 25 - 34 | 35 - 44 | 45 - 54 | 55 - 64 |
ouv. charpentiers | 100 | 144 | 267 | 464 |
ouv. menuisiers | 108 | 182 | 277 | 554 |
ouv. textile | 71 | 109 | 194 | 406 |
ouv. métallurgie | 95 | 148 | 241 | 500 |
ouv. maçons | 100 | 164 | 282 | 488 |
ouv. verriers | 106 | 144 | 256 | 510 |
emp. de bureau | 86 | 127 | 198 | 393 |
On peut suggérer une autre explication. Pour la première cohorte, à âge égal, les chances de mobilité professionnelle (ascendante) sont plus importantes pour les employés que pour les ouvriers. Plus de la moitié des employés restés continûment à Lyon de 1896 à 1936 ont quitté ce groupe socio-professionnel, et le plus souvent pour entrer dans le groupe des négociants et industriels. Parmi les ouvriers, au contraire, seul un tiers a quitté son groupe d'origine et rarement pour entrer dans un groupe situé au sommet de la hiérarchie sociale. Ce qui pourrait suggérer que les individus qui ne réussissent pas sont poussés par leur ambition à tenter leurs chances ailleurs...
Cette hypothèse pourrait être confirmée par la courbe des manœuvres. Mais la fiabilité de cette courbe est très limitée : les effectifs sont faibles et surtout le taux de mortalité de ce groupe est à l'évidence sous-estime 771 . Néanmoins, la forte progression de l'émigration des manœuvres, après la cinquantaine, a déjà été mise en évidence par la démarche transversale et cela pourrait conforter la fiabilité de la courbe...
L'effectif de départ est faible. 29 individus en 1896. mais une fois la trentaine atteinte, les départs sont très rares 772 . A l'évidence, la propriété d'une boutique fixe l'individu et réduit sa mobilité. On touche là l'une des caractéristiques fondamentales d'un groupe professionnel dont la stabilité est l'une des conditions d'émergence de la vie de quartier et dont le suivi des immeubles avait donné des exemples tel ce coiffeur de la rue du Bœuf resté trente ans dans la même maison 773 .
En dépit des incertitudes qui posent sur certaines de ces estimations, deux points essentiels doivent être retenus. Au plan de la méthode et des sources tout d'abord. Le suivi longitudinal des individus tel qu'il a été effectué, avec les listes électorales comme sources principales, donne, à l'issue de calculs fondés sur des outils statistiques élaborés pour l'ensemble de la population française, des résultats cohérents et conformes aux connaissances disponibles en matière de dynamique des populations. D'autre part, le départ de la ville, - à l'exception de celui de groupes qui, par définition, ne sont là que de manière temporaire, tels les étudiants - semble lié à la manière dont le marché du travail permet la réalisation des ambitions professionnelles des individus. Qu'en est-il pour la seconde cohorte ?
Desplanques G.. "L'inégalité sociale devant la mort". Economie et statistique. n° 162, janvier 1984. p. 29-50. Voir aussi Adolphe Landry. Traité de démographie, p. 243-249. En 1907-08, avant 35 ans, ll nombre moyen annuel de décès pour 10000 habitants est de 77 pour la population active masculine entre 25 et 34 ans. mais ce nombre est de 106 chez les ouvriers verriers, 121 chez les tanneurs mais seulement de 47 dans l'enseignement..
Je ne tiens compte que des électeurs dont la présence est continûment attestée dans les listes électorales.
Je n'inclus pas ici le taux d'émigration du groupe ouvrier ou artisan, qui se situe à mi-chemin entre celui des ouvriers et celui des employés.
D'après les résultats officiels du recensement, dans le Rhône, il y a en 1936 7,8% de chômeurs dans les industries de transformation mais 3,4% dans le commerce et la banque.
Dans les années 1980, le quotient de mortalité des manœuvres est à 35 ans, plus de deux fois supérieur au quotient de mortalité moyen. Tapinos G. op. cit. p. 146-147
L'augmentation du taux entre 52 et 57 ans est plutôt imputable à la faiblesse des effectifs qu'à une réelle augmentation du phénomène. Elle repose sur le départ d'un seul individu
Voir croquis n° 15.