D. Comparaisons nationales et Internationales

Les études longitudinales sur les populations urbaines françaises sont rares. Il m'est donc difficile de comparer les résultats obtenus à ceux d'autres milieux urbains. L'étude d'Alain Faure sur la mobilité populaire à Paris à la fin du XIXe siècle n'est pas exactement similaire mais elle peut aider à apprécier la spécificité de Lyon, grande ville de province. Globalement les retranchements pour changements d'adresse, qui concernent à la fois la mobilité parisienne intra-muros et l'émigration sont, en 1891, trois à quatre fois supérieurs aux taux lyonnais. Dans les 13e et 15e arrondissements parisiens, on peut distinguer mobilité intra-urbaine et émigration 782 . En 1891, le 13e arrondissement compte 23491 électeurs et le 15e en a 22614. Le nombre des électeurs qui sont rayés, en un an, parce qu'ils se sont installés en banlieue ou en province s'élève à 273 dans le 13e et à 333 dans le 15e arrondissement. Calculée sur un an, et toutes générations confondues, l'émigration a provoqué une diminution de -1,16% dans le 13e et de -1,47% dans le 15e arrondissement. Autrement dit, si la mobilité totale semble beaucoup plus forte à Paris qu'à Lyon, l'émigration est beaucoup plus faible 783 . Surtout, et c'est sans doute le point capital, le rapport entre migrations intra-muros et émigration est complètement inversé. Dans un cas, à Paris, la mobilité se développe essentiellement dans le cadre des vingt arrondissements et les départs de la capitale sont rares. Dans l'autre, à Lyon, les déménagements dans la ville sont beaucoup moins nombreux mais la ville sert d'étape pour tout le réseau urbain régional. Paris est le terme de trajectoires migratoires. Une fois installé dans la capitale, on la quitte peu, en raison même de la taille du marché local de l'emploi 784 . Lyon, redistribue sa population sur toute la région.

A la différence de l'historiographie française, l'historiographie américaine fournit matière à de multiples comparaisons mais la chose n'est pas toujours aisée. Les sources de ces études sont les recensements locaux ou nationaux mais aussi les annuaires des différentes localités étudiées.

Etablir un tableau comparatif n'est cependant pas très simple car la présentation des résultats n'est pas homogène. Ce problème peut être assez facilement résolu en calculant le taux de croissance - en fait de décroissance - moyen annuel 785 . Mais il y a plus gênant : toutes ces études ne mesurent pas exactement le même phénomène et n'appliquent pas toutes les mêmes méthodes.

De manière générale, les études américaines tiennent peu compte de la composition par âge de leur échantillon et de la mortalité. Les auteurs considèrent que tous les individus non retrouvés dans le recensement suivant sont partis. John Bodnar 786 justifie ce choix en deux lignes expliquant que "puisque les registres paroissiaux ne font état que de peu de décès chaque mois, l'essentiel des individus dont le nom disparaît des registres sont, sans aucun doute, partis" et Stephan Thernstrom est encore plus bref : "quelques uns sont morts, la majorité est partie 787 ". Cependant, Howard Chudacoff dans son étude sur Omaha 788 , Sydney Goldstein dans son enquête sur Norristown 789 indiquent dans l'étude de la stabilité et de l'immigration qu'ils ont tenu compte des décès. Ne pas tenir compte des décès dans les calculs a pour conséquence de diminuer le taux de stabilité puisque les morts sont assimilés à des migrants. Suivre des individus d'âge différent induit un biais inverse, provoquant une augmentation du taux de stabilité. En effet, la mobilité géographique, aux Etats-Unis comme ailleurs, décline avec Cage et le taux de stabilité de l'ensemble de la population est plus élevé que celui des hommes jeunes. Clyde Griffen dans son étude sur Poughkeepsie, tient compte des différences d'âge dans ses calculs du taux de stabilité 790 et souligne le rôle de l'âge dans la stabilité : les hommes de 20-29 ans ont toujours un taux de stabilité plus faible que ceux de 30-59 ans 791 . En conséquence, lorsque l'on compare les taux de stabilité, il n'est pas toujours facile de savoir quelle est la part des différences de comportements et celle des différences de méthodes.

Tableau n° 62 : Taux d'évolution moyen annuel dans différentes villes américaines et européennes
Tableau n° 62 : Taux d'évolution moyen annuel dans différentes villes américaines et européennes Boston : Peter R. Knights. "Population turnover, persistance and residential mobility in Boston. 1830-1860". Nineteenth-Century Cities., op. cit. tableau n° 4, p. 262 : Newburyport : ; Poughkeepsie : Clyde Griffen, "Workers divided". art. cit. tableau n° 5 p. 61 ; Steetton : Bodnar John, Immigration and industrialization, tableau p. 161 ; Omaha : Howard P. Chudacoff, Mobile Americans, tableaux p. 36 : Norristown : Sydney Goldstein, The Norristown study. tableau n° 1 p. 91. Bochum : David F. Crew, Town in the Ruhr, tableau 2.4 p. 68 .

A la lecture de ce tableau, classé par ordre décroissant des taux moyens annuels de départ de la ville trois conclusions s'imposent. Premièrement, la taille et l'ancienneté de la ville déterminent les processus d'insertion des nouveaux venus dans la ville et pèsent donc sur la propension à la quitter. Deuxièmement, lorsque l'on peut distinguer les natifs d'autres groupes de citadins, ils ont, le plus souvent, une mobilité plus faible que l'ensemble de la population et tel est bien le cas à Lyon. Enfin, compte tenu de la période étudiée, de la taille de Lyon, du fait que mes calculs portent sur de jeunes hommes, donc plus susceptibles de migrer, les taux lyonnais, proches de celui obtenu par David Crew pour Bochum, sont souvent plus faibles que les taux américains mais pas beaucoup plus faibles. L'image traditionnelle des villes françaises, moins sujettes aux brassages des populations que les villes américaines, doit absolument être révisée même s'il est exact que les phénomènes migratoires ne s'effectuent pas, à l'époque comme aujourd'hui, à la même échelle des deux côtés de l'Atlantique 793 . Lorsqu'une famille française migre, elle parcourt quelques centaines de kilomètres, une famille américaine quelques milliers. Je ne peux résister au plaisir de citer la famille de Gerald McFarland tant l'histoire est belle. Cet historien, d'abord statisticien s'est mué en généalogiste pour reconstituer la migration de ses ancêtres 794 . Partis de la côte Est à la fin du XVIIIe siècle, ils sont arrivés sur la côte Ouest à la fin du XIXe siècle, suivant le déplacement de la frontière. Mais surtout chaque génération a planté tout au long de sa route des bulbes de Phantom LiIies, une fleur assez rare dont je n'ai pas trouvé l'équivalent français, et l'historien a retrouvé ainsi la trace matérielle et poétique de sa famille... Belle histoire !

Certaines études, comme celle de John Bodnar, tentent d'aller plus loin dans l'analyse des motivations et des conditions du départ de la ville. Etudiant Steelton, ville sidérurgique de Pennsylvanie 795 , il analyse directement le problème du départ de la ville à travers deux variables : la propriété et la position professionnelle. Steelton est une ville champignon : en 1880, moins de 2500 habitants y vivent mais plus de 13000 y résident en 1930 mais là aussi, la croissance de la population ne donne qu'un faible aperçu de l'importance des phénomènes migratoires : chaque décennie enregistre le départ d'un tiers, voire de la moitié de la population. Il est clair que l'accès à la propriété diminue la tendance à l'émigration, et qu'au sein des propriétaires, la stabilité est assez directement liée à l'importance de la propriété 796 . Une autre variable importante est la qualification professionnelle. Aujourd'hui, en France, employés, cadres supérieurs et cadres moyens sont plus mobiles que les ouvriers ou que les travailleurs indépendants 797 . Plusieurs études montrent que cette variable n'a pas toujours la même influence. John Bodnar a constitué trois échantillons, le premier est suivi de 1880 à 1905, le second de 1905 à 1925 et le troisième de 1915 à 1925. Dans le premier échantillon, les travailleurs non qualifiés sont moins stables que les non-manuels et même que les ouvriers qualifiés. Mais ces différences s'atténuent nettement dans le second échantillon et disparaissent complètement dans le troisième, preuve que la qualification professionnelle ne joue pas toujours dans le même sens 798 . A Newburyport, le modèle repéré par Thernstrom est différent : pour les trois échantillons suivis, les travailleurs non-qualifiés sont toujours plus stables que les travailleurs qualifiés ou que les non-manuels 799 . Et à Bochum, entre 1880 et 1890, David Crew montre bien que les ouvriers sans qualification sont les plus mobiles 800 .

A Lyon, nous avons vu que les individus les plus stables, dans les deux cohortes, sont les indépendants - et en particulier les petits commerçants, point que confirme l'étude parisienne 801 - mais en ce qui concerne les relations entre ouvriers non qualifiés, ouvriers et non-manuels, je ne suis pas certain que l'on puisse trancher de manière catégorique car les variations sont faibles et je ne suis pas sûr qu'elles ne soient pas le reflet de paramètres non maîtrisés telle la différence des quotients de mortalité. Retenons cependant que les taux de départ des ouvriers sont toujours supérieurs à ceux des employés.

Au terme de ce chapitre consacré à l'étude longitudinale de la mobilité, et en particulier du départ de la ville, quelles sont les conclusions ? Tout d'abord, le départ de la ville, intimement lié à l'âge des individus, est d'ampleur comparable pour les deux cohortes étudiées et il obéit globalement aux mêmes logiques. Ce qui distingue, cependant, les deux cohortes, c'est le rythme de l'émigration. Sur une période de quinze ans, les niveaux globaux sont identiques mais alors que la première cohorte à des taux plus élevés pendant les dix premières années, la seconde cohorte 'rattrape* son retard pendant les cinq dernières années. Ces dernières sont les années où la crise atteint la France et on peut y lire l'influence de la conjoncture sur la mobilité des générations 1899-1900. Tout ce chapitre s'intéressait aux individus qui quittaient la ville et l'essentiel du raisonnement était un raisonnement déductif "en creux". Que deviennent les individus qui restent en ville ?

Notes
782.

Alain Faure, "Les racines de la mobilité populaire à Paris au XIXe siècle", Changer de région, de métier, changer de quartier, Recherches en région parisienne, sous la direction de Odile Benoit-Guilbot. Nanterre. 1982. p. 103-119. Les chiffres indiqués ici ont été calculés à partir des indications fournies par les tableaux statistiques des p. 116-119.

783.

II suffit de comparer le taux moyen annuel de 22 à 27 ans de la première cohorte lyonnaise et les chiffres du 13e et du 15e arrondissements

784.

Telle est la principale conclusion de l'enquête de Guy Pourcher en 1960. Le peuplement de Paris, p. 236 : "la perspective d'un départ est d'autant plus rare que la vie a Paris est jugée meilleure par rapport à celle de la province. Mais ceux qui estiment l'existence à Paris moins bonne qu'en province constituent une minorité (14%). Il en résulte que numériquement, c'est le désir de ne pas quitter les conditions de vie favorables de la région parisienne qui remporte largement".

Pour les migrations de retraite de la région parisienne voir, Françoise Cribier, Une génération de parisiens arrive à la retraite, multigraphié, Cordes-CNRS, juin 1976,468 p.

785.

La plupart des études retiennent comme base la période Intercensitaire de dix ans mais certaines portent sur huit ans, d'où l'intérêt d'utiliser le taux de croissance moyen annuel.

786.

Bodnar John, Immigration and industrialization, Ethnicity in an American Mill Town, 1870-1940, University of Pittsburgh Press, 1977, p. 56. "Since church records in Steelton showed only a few deaths each month, the vast majority of those whose names disappeared from the city directories were undoubtedly moving away."

787.

Stephan Thernstrom, Poverty and Progress, Social Mobility in a Nineteenth Century city, Cambridge (Mass.). Harvard University Press, 1964, p. 97."A few of them had died ; most had moved away."

788.

Howard P. Chudacoff, Mobile Americans, residential and social mobility in Homaha. 1880- 1920, Oxford University Press, 1972. Voir tableaux p. 36 et 41.

789.

Sydney Goldstein, (et collaborateurs), The Norristown Study, University of Pennsylvania Press. 1961. Voir p. 88.

790.

Clyde Griffen, "Workers Divited : Craft and Ethnic Differences in Poughkeepsie, New-York, 1850-1880", Stephan Thernstrom et Richard Sennett, Nineteenth-Century Cites, p. 49-97.

791.

Clyde Griffen. Workers Divided, art. cit. voir tableau p. 61. Après 60 ans la stabilité décline à nouveau. Ce modèle est exactement conforme à celui que l'on trouve au XXe siècle et les calculs que j'ai effectué à partir de la première cohorte de Lyonnais, suivie de 21-24 ans à 61-64 ans indique le même type de comportement.

792.

Boston : Peter R. Knights. "Population turnover, persistance and residential mobility in Boston. 1830-1860". Nineteenth-Century Cities., op. cit. tableau n° 4, p. 262 : Newburyport : ; Poughkeepsie : Clyde Griffen, "Workers divided". art. cit. tableau n° 5 p. 61 ; Steetton : Bodnar John, Immigration and industrialization, tableau p. 161 ; Omaha : Howard P. Chudacoff, Mobile Americans, tableaux p. 36 : Norristown : Sydney Goldstein, The Norristown study. tableau n° 1 p. 91. Bochum : David F. Crew, Town in the Ruhr, tableau 2.4 p. 68

793.

Voir Daniel Courgeau et Denise Pumain, "Baisse de la mobilité résidentielle". Population et sociétés. n° 179. avril 1984.

794.

McFarland Gerald, A Scattered People. An American Family Moves West, New-York, Penguin Books, 1985. 280 p. Cet exemple souligne le rôle que les végétaux ont dans les cycles migratoires, ou de génération en génération, on se transmet des boutures emportés du pays natal. La vigne a en ce domaine une place de premier ordre dans la culture méditerranéenne.

795.

Bodnar John. Immigration and industrialization, ethnicity in an American Mill Town, 1870-1940, University ol Pittsburgh Press. 1977.213 p.

796.

Bodnar John. Immigration and industrialization, voir p. 59 et tableau p. 60.

797.

Voir Claude Taffin, "la mobilité résidentielle entre 1979 et 1984". art. cit.. Voir en particulier la

figure 2 p. 270.

798.

Bodnar John, Immigration and industrialization. tableau p. 161.

799.

Le premier est un groupe de travailleurs suivis à partir de 1850, le second à partir de 1860 et le troisième à partir de 1870. Stephan Thernstrom, Poverty and progress, voir tableau p. 96.

800.

David Crew, Town in the Ruhr, a Social History of Bochum, 1880-1914, Columbia University

Press. 1979, p. 67-69.

801.

Voir Alain Faure, op. cit. tableau p. 119.