La mobilité résidentielle participe du processus d'intégration urbaine et des stratégies individuelles. Parler de stratégies ne va pas de soi. Le terme est employé fréquemment pour les élites, et on laisse supposer que derrière chaque décision se cache une intention qui s'inscrit dans une logique à long terme 826 . En revanche, pour les catégories les plus défavorisées, tout choix serait absent, et les individus seraient plus "agis" qu'acteurs. Comment, dans ces conditions, parler de stratégies ? Si les logiques de l'action échappent à la perception d'un individu, comment pourrait-il avoir des intentions, un projet, des objectifs ? De plus, la perception du temps est essentielle pour la mise en oeuvre d'une éventuelle stratégie. Penser l'avenir suppose que le poids du présent n'empêche pas toute projection dans le futur 827 .. Enfin, n'est-il pas abusif de postuler l'existence de stratégies individuelles quand les stratégies seraient avant tout familiales ? Evoquant les familles lyonnaises, André Demaison utilise le terme dynastie et il s'explique : "Si j'emploie le mot "dynastie", c'est qu'à Lyon, on ne compte pas seulement sur l'individu, trop vite périssable, mais sur la famille dont le nombre est aussi garant de continuité, de durée prospère 828 ".
Sans entrer dans un débat qui traverse la sociologie et pour lequel je ne me sens pas parfaitement armé, je dirai que l'individu est un être conscient et rationnel dont les actes sont le résultat de choix opérés en fonction d'une connaissance limitée, mais réelle, des différentes possibilités qui s'offrent à lui et des moyens dont il dispose 829 . Il va de soi que ses connaissances dépendent étroitement du ou des réseaux, familiaux, amicaux, formels ou informels, auxquels il appartient. Il peut mesurer, par rapport à ses ressources, ce qui pour lui est la meilleure, ou la moins mauvaise des solutions, peser les avantages et les inconvénients de son choix. Ce processus de transaction, d'adaptation, des aspirations au réel explique les trajectoires individuelles. Les univers du possible ont des étendues très variables. Les choix antérieurs de l'individu, ceux de sa famille, la conjoncture (logement, emploi...) pèsent sur ces univers du possible.
Marc Bloch remarquait dans Apologie pour l'histoire, p. 101 : "A lire certains livres d'histoire, on croirait l'humanité composée uniquement de volontés logiciennes, pour qui leurs raisons d'agir n'auraient jamais le moindre secret. Face à l'état actuel des recherches sur la vie mentale et ses obscures profondeurs, c'est une preuve de plus de l'éternelle difficulté que les sciences éprouvent de rester exactement contemporaines les unes des autres. C'est aussi répéter, en l'amplifiant, l'erreur si souvent dénoncée pourtant, de la vieille théorie économique. Son homo œconomicus n'était pas une ombre vaine seulement parce qu'on le supposait exclusivement occupé de ses intérêts : la pire illusion consistait à imaginer qu'il pût se faire de ses intérêts une idée si nette. "Il n'y rien de plus rare qu'un dessein", disait déjà Napoléon."
Sur l'approche du temps en fonction des groupes sociaux, voir Frykman Jonas and Löfgren Orvar, Culture Builders. an Historical Anthropology of Middle-Class Life. New Brunswick and London, Rutgers University Press, 1987,321 p.Surtout p. 15-41, The Time keepers.
Demaison André, "Visites à la presse de province, V, Bourgogne et région lyonnaise", Revue des Deux Mondes, septembre-octobre 1929, p. 670
Sur ce plan, je partage la position de Maurizio Gribaudi dans son approche des itinéraires ouvriers turinois.Voir M. Gribaudi, op.cit. p. 26-27.