1.Première cohorte

Comment le glissement progressif vers l'Est de la ville s'est-il traduit pour les individus de la première cohorte ? Examinons tout d'abord, les itinéraires et les individus qui passent ou s'installent aux Brotteaux. Ce quartier, en pleine mutation, est la partie la plus dynamique de la rive gauche comme l'ont montré l'analyse de la rénovation de la rue Duquesne et le lotissement du Boulevard du Nord 830 , celui, aussi, où l'interaction des fonctions, accueil et redistribution, est la plus nette. Entre 1896, 41 électeurs de la cohorte habite ce quartier. En 1901, ils sont 48 mais le turnover a été beaucoup plus fort que le solde. Entre ces deux dates, les Brotteaux ont perdu 7 électeurs et en ont gagné 14. Pendant le même temps, les pentes de la Croix-Rousse, ou le centre de la presqu'île, séparées des Brotteaux par le Rhône, ont enregistré une évolution exactement inverse, et le nombre d'électeurs de la cohorte y a nettement diminué. Examinons les 14 nouveaux venus des Brotteaux. Ils constituent un flux important puisqu'ils représentent plus de 5% de l'ensemble des individus étudiés et plus de 25% des individus qui ont changé de quartier entre 1896 et 1901 831 . Sur ces quatorze individus, huit viennent de la presqu'île, deux de la rive droite de la Saône et seulement quatre d'autres quartiers de la rive gauche du Rhône. Cinq ans plus tard, six de ces nouveaux venus aux Brotteaux les ont déjà quittés soit pour retourner dans la presqu'île, soit pour s'installer dans un autre quartier de la rive gauche.

Carte n° 32
Carte n° 32

Deux itinéraires illustrent la variété des trajectoires. Joseph Baptiste Suchod (itinéraire noté 1 sur la première carte) est né dans le deuxième arrondissement. Fils d'un employé de commerce, il est lui même employé en 1896. Il habite 6 rue Centrale dans le centre de Lyon. En 1901, il demeure 11 cours Lafayette. Il est négociant. Les indicateurs précisent négociant en mercerie. En 1906, il réside au même endroit. En 1911, il s'installe 78 avenue de Saxe 832 . Dans son cas la mobilité résidentielle est allée de pair avec la mobilité professionnelle et sociale ascendante. Tout différent est l'itinéraire de Joseph Fuchez (itinéraire noté 2 sur la seconde carte), fui aussi né à Lyon en 1873. Fils d'un ouvrier apprêteur, il est sculpteur sur bois et le reste de 1896 à 1911. D'abord installé 2 rue Diderot, dans le premier arrondissement, il habite, en 1901, 45 rue Sully, dans la partie huppée des Brotteaux selon le découpage retenu mais dans une portion de la rue Sully, occupée par de petits ateliers artisanaux, qui n'a pas le prestige des grandes artères citées dans l'itinéraire précédent. Dés 1906, il a déménagé, rue Pierre Corneille et on le retrouve, en 1911, rue Boileau dans le quartier de la Part-Dieu, quartier où travaillent de nombreux artisans du meuble 833 .

Je ne dispose pas d'autant d'éléments que Maurizio Gribaudi pour expliciter la nature des choix résidentiels mais il est clair que la valeur d'un appartement aux Brotteaux, surtout avenue de Saxe, a tout pour satisfaire l'ambition d'un négociant. Cette valeur est symbolique mais elle est aussi matérielle. Les appartements de l'avenue de Saxe correspondent à l'espace, à l'hygiène et au confort que recherche une famille de négociant au tournant du siècle Pour un sculpteur sur bois, au contraire, rester aux Brotteaux n'a pas le même intérêt alors que se rapprocher d'un quartier qui concentre l'activité du meuble présente de multiples avantages.

A Villeurbanne, le turnover est faible mais nombreux sont les électeurs qui s'y établissent. En 1896, il n'y a que 10 électeurs mais dix ans plus tard, on en compte 23. La croissance résulte ici d'un mouvement simple. Villeurbanne n'a qu'une fonction, l'accueil. Sur la carte suivante, sont reproduites les origines des nouveaux Villeurbannais.

Carte n° 33 : la fonction accueil à Villeurbanne, première cohorte
Carte n° 33 : la fonction accueil à Villeurbanne, première cohorte

Parmi les quatorze électeurs qui s'installent à Villeurbanne 834 , peu nombreux sont ceux qui viennent de la presqu'île et de la rive droite de la Saône (trois viennent des pentes de la Croix-Rousse, un du plateau de la Croix-Rousse et un de Vaise), aucun ne vient des zones périphériques. Le groupe le plus homogène vient des Brotteaux et de la partie populaire de ce quartier (respectivement cinq électeurs et un électeur) et de la Part-Dieu (trois électeurs). Les cinq électeurs qui quittent les Brotteaux me semblent tout à fait représentatifs. Electeurs aux Brotteaux, ils sont inscrits respectivement comme ouvrier tulliste, imprimeur 835 , ouvrier menuisier, employé de commerce et sellier. Une fois inscrits à Villeurbanne, ils changent de profession. L'ouvrier tulliste reste tulliste mais le sellier devient employé et surtout les trois autres sont, maintenant, inscrits comme appréteurs. Leur glissement résidentiel suit les mutations de l'industrie de la teinture et de l'apprêt, secteur particulièrement dynamique de l'emploi villeurbannais au tournant du siècle. Qu'on en juge : en 1890, la teinturerie et l'apprêt employaient 1410 ouvriers à Villeurbanne. Douze ans plus tard, les chiffres ont doublé : 2485 ouvriers. La structure de production s'est modifiée. Les deux plus grandes usines, celle de la société Gillet et celle de la société Vuillod Ancel emploient respectivement 950 et 890 personnes, soit les deux tiers de la main-d'oeuvre communale dans ce secteur. La même tendance se poursuit jusqu'à la guerre 836 .

Villeurbanne est un finistère pour les trajectoires de nombreux travailleurs manuels qui changent de secteur d'emploi, accompagnant le glissement vers l'Est de la fabrique lyonnaise. Peut-on, dans ces conditions parler de choix ? Les données sont trop sèches pour pouvoir répondre à une telle question. Rien ne me permet d'indiquer sur quels points concrets (salaire, conditions de travail, permanence de l'emploi, ou logement...) ces trajectoires ont correspondu à un choix explicite. Sur les quatorze électeurs qui s'installent à Villeurbanne entre 1896 et 1911, seuls trois ne sont pas des travailleurs manuels : un employé, un médecin et un industriel. Le médecin Toussaint Frappaz est né en 1873 sur le plateau de la Croix-Rousse, où son père et sa mère étaient tisseurs. En 1896, il habitait 8 rue Diderot, dans le premier arrondissement. L'année suivante, en 1897. son fils Emmanuel, est né à Villeurbanne 837 . En 1901, il est installé 42 place des Maisons neuves. Il y reste jusqu'à sa mort en le 16 mai 1932 838 . Il a été médecin-chef de l'hôpital de Villeurbanne de 1910 à sa mort et médecin du bureau de bienfaisance. Il a présidé le syndicat des médecins du Rhône. Un mois après sa mort, une rue de Villeurbanne devint la rue du docteur Frappaz 839 . L'industriel, Jean Grandjean est né lui aussi à la Croix-Rousse, en 1874. Son père était employé bijoutier. Lui même a été employé, puis employé de soierie avant d'être inscrit comme industriel en 1911. A cette date, il réside 59 place de la mairie (future place Grandclément) et il y reste jusqu'en 1931.

Ces deux exemples soulignent que dans une zone essentiellement vouée au travail manuel, existent des espaces résidentiels privilégiés, ici deux places, dans la partie la plus anciennement urbanisée de Villeurbanne, susceptibles d'accueillir des membres de catégories supérieures. Dans le cas du docteur Frappaz, la logique de sa trajectoire est à rechercher dans deux directions. Soit l'engagement idéologique qui renvoie à l'image du médecin du peuple. Soit l'opportunité de faire une carrière dans une partie relativement sous médicalisée de l'espace urbain. La comparaison de l'encadrement médical entre 1896 et 1901, à Lyon et Villeurbanne, souligne bien et le sous-encadrement villeurbannais et la réduction de ce sous-encadrement au moment précis où Toussaint Frappaz s'installe à Villeurbanne. En 1896, Villeurbanne compte 8 médecins et il y en a 16 en 1901. En 1896, il y a, à Villeurbanne, un médecin pour 2715 habitants. A Lyon, il y en a un pour 1860 habitants. Cinq ans plus tard, il y a un médecin pour 1827 habitants à Villeurbanne et un pour 1500 à Lyon 840 .

Pour terminer l'examen du fonctionnement des trajectoires de la première cohorte, j'examinerai les itinéraires qui partent ou qui aboutissent dans le centre de la presqu'île. Neuf électeurs quittent ce quartier entre 1896 et 1911 et quinze y arrivent/Parmi les électeurs qui abandonnent le centre de la presqu'île, on trouve quatre employés, un étudiant, un commerçant, deux ouvriers ou artisans et un ouvrier. Parmi eux, le seul à avoir une trajectoire professionnelle nettement ascendante est Joseph Suchod, cet employé devenu négociant qui s'est installé aux Brotteaux, les autres n'ont pas bénéficié d'une telle promotion.

Carte n° 34 : l'attraction de la presqu'île, première cohorte
Carte n° 34 : l'attraction de la presqu'île, première cohorte

Parmi les électeurs qui s'installent, on compte un médecin, six cadres moyens, surtout des comptables, cinq employés, un ébéniste et un bouquiniste. Par rapport à leur position initiale, en 1896, on ne décèle pas de nette promotion professionnelle mais plutôt une légère amélioration de la situation. Le cas typique est représenté par l'employé qui devient comptable, voire expert-comptable. Tel est le cas de Paul Rubat. Fils d'un papetier, né dans le premier arrondissement de Lyon en 1872, il habite en 1896, 347 avenue de Saxe (devenue avenue Jean Jaurès), dans la partie du 3e arrondissement devenue le 7e arrondissement après la guerre. Il est alors employé. Cinq ans plus tard, il habite 8 rue de l'Ancienne Préfecture. Le recensement indique qu'il est rentier. En 1906, il y habite toujours mais les listes électorales et les listes nominatives le présentent comme comptable.

Notes
830.

Il est certain que le lotissement du boulevard du Nord (création des hôtels particuliers sur les parcelles correspondant aux numéros impairs), cristallise l'image de nouveau quartier de l'élite urbaine mais, au-delà de l'image, les modifications de la rue Duquesne, et des rues adjacentes, liées à la politique foncière des Hospices civils, ont une influence démographique plus importante

831.

57 individus ont changé de quartier entre 1896 et 1901

832.

On le retrouve à la même adresse, même si le numéro change -l'avenue de Saxe est renumérotée - jusqu'en 1931. Après cette date, sa veuve figure dans les indicateurs comme négociante en mercerie et dans le même immeuble on trouve Suchod frères et Cie, mercerie (gros), certainement ses fils.

833.

Voir la carte des industries du bois, carte n° 13.

834.

On n'enregistre qu'un seul départ parmi les électeurs présents en 1896. Neuf électeurs restent en permanence à Villeurbanne. Voir annexe n° 13.

835.

II pourrait être imprimeur sur étoffes.

836.

Voir Yves Lequin. Les ouvriers de la région lyonnaise, tome 1. p. 192-193. Voir aussi les cartes p. 508-509-510, représentant le nombre d'ouvriers de ces usines à Lyon-Villeurbanne en 1890,1903 et 1909. Voir la carte n° 12, entreprises de teinture et d'apprêt. D'après l'association syndicale des patrons, les entreprises de teinture et d'apprêt occuperaient et 9000 hommes et 500 femmes à la veille de la guerre. L'espace considéré n'est pas très précis. Il s'agit vraisemblablement de l'ensemble de l'agglomération lyonnaise. Voir Office municipal du Travail, Statistiques et renseignements sur diverses questions ouvrières et sociales. 1913-1914. p. 235.

837.

Renseignement d'après la liste électorale de 1926 où Emmanuel est inscrit comme étudiant. Il a la même adresse que son père.

838.

Deux autres médecins, de la même génération, ont eu un rôle important à Villeurbanne. Jules Grandclément, né en 1868. a été maire socialiste, puis communiste, de Villeurbanne de 1908 à 1922. Il est mort en 1935. Lazare Goujon, né en 1869 au Creusot. fils de mineur, a été maire socialiste de 1924 à 1935. et député du Rhône de 1928 à 1936. Il est mort en 1960. Voir Jean Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, tome 30.

839.

Fichier des rues de Villeurbanne, Maison du livre, de l'image et du son, Villeurbanne.

840.

D'après la Statistique du personnel médical et pharmaceutique de France et d'Algérie, Imprimerie Nationale, 1897 et 1902. Ce renseignement m'a été aimablement communiqué par Olivier Faure. Je l'en remercie.