2.Deuxième cohorte

Examinons d'abord les trajectoires des électeurs qui passent ou s'installent aux Brotteaux. Parmi les onze électeurs qui s'y installent, la mobilité professionnelle est quasi nulle et on ne décèle aucun passage de la catégorie employé à celle de négociant, à l'image de l'itinéraire de Georges Suchod. Certes un étudiant devient industriel et un autre ingénieur mais ces itinéraires correspondent davantage à un phénomène de reproduction sociale qu'à une véritable mobilité ascendante. Pour l'un d'eux, j'ai déjà longuement évoqué sa biographie lors du premier chapitre. Il s'agit de Georges Villiers, le futur fondateur du C.N.P.F. Le second est Clément Rigollot. Son père, professeur à la faculté des sciences, était directeur de l'Ecole Centrale de Lyon 841 dont il était élève. Il quitta la rue Chevreul pour s'installer aux Brotteaux. Les membres de la seconde cohorte qui s'installent aux Brotteaux n'y trouvent pas les conditions d'une mobilité professionnelle ascendante. Certains viennent cependant y chercher, à défaut de promotion, une certaine réussite sociale. Tel est le cas d'un coiffeur. Gilbert Chenavier, né rue des Docks, à Vaise 842 . Né dans ce quartier populaire où son père a un salon de coiffure, Gilbert est, en 1921, toujours électeur rue des Docks. Dès 1926, il est installé rue des remparts d'Ainay et en 1936, il réside 32 rue Ney, à l'angle du cours vitton. Il est évident que sa clientèle n'est plus la même. Il est toujours coiffeur mais sa situation s'est incontestablement améliorée. C'est un cas de réussite sociale. Pour la coiffure ou le commerce, il est clair que le lieu même de l'installation est une bonne indication du niveau social réel. Le témoignage de Claudius Reynon, "le fils du charcutier", le confirme totalement 843 . Ses parents tiennent, d'abord, une petite charcuterie dans le quartier ouvrier de Vaise. Acquérir un fonds de cette nature dans un quartier ouvrier nécessitait un investissement relativement faible 844 . Victimes la concurrence déloyale d'un tripier 845 , la famille de Claudius quitte Vaise et s'installe à Saint-Paul. L'itinéraire s'achève rue des Archers, à deux pas de Bellecour où Claudius est toujours charcutier aujourd'hui. L'ouvrage exprime toute la fierté de la réussite sociale. Béraud, fils de boulanger, est lui aussi sensible à la réussite de son père : "Ainsi établi et considéré, pouvant, comme il disait, passer la tête haute, mon père ne se plaignait pas de l'existence. Loin de là. Semblable à tous ceux qui, partis de rien, ne doivent leur réussite qu'à eux mômes, H aimait à parler des temps difficiles. Ainsi le maître de la Gerbe d'or rappelait volontiers que son premier fonds - celui de la rue de la Monnaie - il l'avait acheté cent vingt écus. six cents francs 846 ."

Sept électeurs passent aux Brotteaux mais n'y restent pas. Le premier est un coiffeur qui après avoir été installé à la Croix-Rousse, tient boutique aux Brotteaux et s'établit finalement dans le centre presqu'île, le second est un représentant de commerce qui regagne aussi la presqu'île après un premier déménagement aux Brotteaux, quatre autres sont ouvriers et un cinquième devient manœuvre après avoir été ouvrier ou artisan. Son itinéraire est intéressant. Joseph Bernard est fils de tisseur. Quand il est né son père habitait rue de l'Ordre, dans la partie du 3e arrondissement située à l'Est de la voie ferrée, dans le quartier populaire de la Villette 847 . A 21 ans, on le retrouve inscrit sur les listes électorales du même quartier, 52 rue Sébastopol. Comme il est sous les drapeaux, aucune profession n'a été indiqué par les employés municipaux sur les listes électorales 848 . Cinq ans plus tard, en 1926, il est inscrit rue Montgolfier, aux Brotteaux. Dans cette rue, à deux pas du prestigieux boulevard des Belges ou de l'avenue Foch. se trouvent encore des masures qui ne seront détruites que dans les années 1970. A cette date, Joseph Bernard est menuisier. En 1931, on le retrouve 52 rue Sébastopol, il est emballeur. En 1936, il est dans le Vieux Lyon, rue Bellièvre. Il est toujours emballeur. Au total, si le passage aux Brotteaux dans les quinze première année d'une trajectoire résidentielle conserve globalement le môme sens avant et après la guerre, l'installation dans ce quartier n'est plus la manifestation d'une mobilité professionnelle nettement ascendante. Les gens de la deuxième cohorte qui y élisent domicile, conservent le même niveau social, et les seuls individus de l'élite qui y arrivent sont des héritiers. En ce sens les appréciations de Jean Dufourt, dans Calixte. correspondent bien aux phénomènes constatés dans la première cohorte mais non à ceux de la seconde. Les Brotteaux, très attirants au tournant du siècle pour les jeunes générations, le sont beaucoup moins dans les années vingt et trente. Leur ancienne image de quartier d'avenir se brouille, peut être parce que la génération précédente saisie d'un véritable engouement pour ce quartier a pris les meilleures places et qu'elles les occupent toujours pendant l'entre deux guerres. En particulier, il devient très difficile pour un mobile ascendant étranger aux familles qui s'y sont établies au tournant du siècle d'obtenir un terrain à bâtir en bordure du Parc de la Tête d'Or 849 . Avant guerre l'installation aux Brotteaux pouvait être lue comme une stratégie d'anticipation pour reprendre un thème de Robert Merton 850 . Des individus qui escomptaient une mobilité ascendante, et qui souvent réalisaient leur projet s'installaient aux Brotteaux.

Villeurbanne continue à accueillir de nombreux électeurs repérés dans d'autres quartiers lors de leur première inscription sur les listes électorales. La carte suivante montre l'origine de ces 16 électeurs de la seconde cohorte qui élisent domicile à Villeurbanne pendant l'entre deux guerres 851 . On se souvient que le groupe le plus homogène des nouveaux venus à Villeurbanne arrivait, avant guerre, des Brotteaux.

Carte n° 35
Carte n° 35

Le groupe le plus homogène vient désormais de la Part-Dieu mais quatre électeurs viennent de Montchat, preuve des liens nouveaux qui se sont créés entre les zones périphériques et qui n'existaient guère, une génération plut tôt. Un seul électeur abandonne les Brotteaux pour s'installer à Villeurbanne : il cesse d'être tourneur pour devenir teinturier, c'est le modèle repéré une génération plus tôt mais désormais il est moins fréquent. Les trajectoires liées au glissement de la fabrique et de ses industries annexes vers l'Est sont maintenant fort réduites et les ouvriers qui arrivent à Villeurbanne ne changent pas de secteur d'emploi. La métallurgie devient prépondérante. Henri Célestin Ardouin est un bel exemple de ces trajectoires. Il est né rue David, dans la partie orientale du troisième arrondissement, en 1899. Son père était coupeur-corsetier. En 1921, il est recensé comme orphelin dans une famille ouvrière - père manœuvre, fils mécanicien, fille manœuvre - installée 84 route de Gênas. Cette route, très longue, est à cheval sur le territoire communal de Lyon et de Villeurbanne. Les numéros pairs sont à Lyon, les impairs à Villeurbanne. Il est alors inscrit comme métallurgiste. En 1923, il épouse, à Gênas, commune de l'Isère où aboutit la route où il habite, Suzanne Clavel. En 1926, les listes électorales indiquent toujours la même adresse et le même métier. En 1931, il habite toujours route de Gênas mais à Villeurbanne cette fois, au 251. Il est inscrit comme polisseur sur métaux, activité fréquente dans ce quartier qui abrite de nombreux ateliers spécialisés dans cette activité 852 . Il meurt à Villeurbanne en 1957. A la lecture de ces indications, l'espace social de Henri Ardouin apparaît comme très limité et le passage de Lyon à Villeurbanne n'a, à l'évidence, rien changé à sa situation. Sa vie durant il est resté dans le même espace social et il n'a pas quitté le monde ouvrier. Sa propre expérience du monde social est vraisemblablement plus limitée que celle des ouvriers qui venaient s'installer à Villeurbanne une génération plus tôt, qui avaient connu d'autres groupes sociaux dans un environnement plus complexe. Pour lui, le quartier est un milieu solidaire, dont la chaleur tient à l'ancienneté et à la qualité des relations de voisinage ou d'amitié, mais un milieu impropre à alimenter le désir d'ascension sociale. Pour lui, comme pour ses pareils, 'le monde des emplois possibles se déploie horizontalement, non verticalement " 853 .

Il en est différemment pour les hommes attirés par la presqu'île. Ils sont aussi nombreux que dans la première cohorte à s'y établir et si, globalement,les zones d'origine semblent identiques à ce qu'elles étaient une génération plus tôt, un examen attentif montre qu' une inflexion significative. Des électeurs viennent maintenant de zones périphériques comme Montchat ou Villeurbanne et surtout des Brotteaux.

Carte n°36 : L'attraction du centre presqu'île, seconde cohorte
Carte n°36 : L'attraction du centre presqu'île, seconde cohorte

Les professions des nouveaux venus ont également évoluée. Sur les quatorze électeurs qui s'y établissent, on compte deux ingénieurs, un industriel, un négociant et un avocat. Le mouvement qui une génération plus tôt attirait vers les Brotteaux les catégories supérieures se produit maintenant au profit du centre historique. Nouvelle attirance des patriciens pour Ainay ou engouement de mobiles sociaux pour le vieux quartier aristocratique, gage de respectabilité accélérée ? Sur ces cinq électeurs, quatre sont nés à Lyon et je connais donc la profession de leur père. Un seul est fils de négociant et les trois autres sont sans conteste des mobiles sociaux. Ainay attire donc principalement des nouveaux venus dans le monde de l'élite urbaine. On ne peut écarter l'hypothèse de la recherche avide de respectabilité mais une autre explication peut être avancée. Dans le chasse-croisé des quartiers huppés, Ainay n'offre-t-il pas, pendant les années trente, plus d'opportunités que les Brotteaux colonisés par l'élite une génération plus tôt ? Rive gauche, les meilleures places sont prises et elles sont réservées aux héritiers. Le chasse-croisé des quartiers patriciens renvoie au processus de renouvellement des élites et aux relations qui s'établissent entre les diverses générations.

Deux itinéraires illustrent ces mouvements. Georges Roux est le fils d'un employé de commerce. Il est né aux Brotteaux, mais pas sur une grande avenue, rue Sully, une rue modeste aux frontières du prestige. En 1921, il est étudiant (sans doute à l'Ecole Centrale) et il habite toujours rue Sully. Dès 1926, il s'établit rue de la Charité, à deux pas de Bellecour... Marcel Plassard est le fils d'un mécanicien. Son père est né aux Avenières (Isère) et lui même a vu le jour à Villeurbanne, rue de la Poule qui couve 854 . En 1921, il est étudiant et habite toujours chez ses parents, à la même adresse. Il reste à Villeurbanne jusqu'en 1931 et s'installe ensuite rue Sala dans le second arrondissement. Il est alors industriel...

Entre les deux cohortes, les itinéraires résidentiels sont assez distincts. Le point essentiel pour les comportements sociaux est la chute globale de la mobilité d'une cohorte à l'autre. Cette chute affecte la vie même des quartiers et transforme leurs fonctions dans la dynamique des mobilités urbaines. En particulier, il semble clair que les trajectoires résidentielles des mobiles professionnels et sociaux s'adaptent aux disponibilités du moment. Si la signification sociale de l'installation aux Brotteaux, surtout sur les grandes avenues, a une clarté évidente pour les hommes nés au début de la Troisième République, il en va différemment une génération plus tard. Les places sont déjà prises. Le chemin de la presqu'île redevient un parcours du prestige...

A suivre les itinéraires résidentiels des deux cohortes, nous avons croisé sans arrêt mobilité professionnelle et mobilité sociale, il faut maintenant les étudier pour elles-mêmes

Notes
841.

Henri Rigollot était professeur de physique à l'Ecole et à la Faculté de Sciences. En 1923, II est inscrit 16 rue Chevreul dans l'annuaire du Tout-Lyon, mais il n'est pas membre d'un cercle. En 1936, il habite 74 Boulevard des Belges. Il dirigea l'ECL de 1902 à 1929 il a 77 ans en 1929 lors de son départ. A cette date Pierre Lemaire lui succède à la direction. Livre du centenaire de l'ECL. Un photo de Henri Rigollot setrouve p. 125

842.

On se souvient de la description de l'immeuble situé au numéro 34 de la rue des Docks. I.B.1.

843.

Reynon Claudius, Le fils du charcutier, souvenirs, anecdotes, recettes, Lyon, Imprimerie générale, 1984. 240 p.

844.

Voir Boyer Michel. Métiers de la viande à Lyon, 1860-1914, une étude de la petite bourgeoisie, Thèse de 3e cycle, Université Lyon 2,1985, dactylographié, 462 p. A propos des fonds de commerce, Michel Boyer constate, p. 172-177, que leur prix sont "relativement modestes" et que les magasins des quartiers riches sont les plus prisés même s'il est difficile de faire apparaître un lien manifeste entre le prix des fonds et la géographie urbaine"

845.

C'est précisément la situation où se trouvent les parents de Claudius Reynon à Vaise, d'autant plus que le tripier concurrent est approvisionné par "une bande noire" qui détourne des abattoirs de Vaise des produits qui n'ont pas payés l'octroi. Voir Reynon Claudius, Le fils du charcutier, op. cit. p. 46-47.

846.

Henri Béraud, La gerbe d'Or. p. 18

847.

Membre de la seconde cohorte, il n'est pas né au domicile paternel mais à l'Hôtel Dieu.

848.

On se souvient que c'est la règle dans cet arrondissement.

849.

Témoignage oral

850.

Robert K. Merton et Alice S. Kitt, "Reference Group Theory and Social Mobility", Bendix et Lipset, Class, Status and Power. 1953, p. 403-410. Voir aussi Robert K. Merton et Alice S. Rossi. "Contributions to the Reference Group Behavior. in R. K. Merton, Social Theory and Social Structure, 1957, p.225-280. cité in Lipset et Bendix, Social Mobility in Industrial Society, 1967, p.256-257.

851.

Cette carte représente les trajectoires depuis le quartier où les électeurs sont repérés en 1921. Deux d'entre eux sont passés par un autre quartier avant de s'installer à Villeurbanne.

852.

Voir les adresses des entreprise de polissage sur métaux dans les indicateurs lyonnais. Voir par exemple l'Indicateur Fournier de 1938, p. 2100-2101

853.

Voir Richard Hoggart, La culture du pauvre, Minuit, 1970,420 p. et plus spécialement p. 127-128

854.

Les actes de naissance villeurbannais indiquent le lieu de naissance des parents.