XI. CARRIERES PROFESSIONNELLES

A. L'évolution sociale Interne des cohortes

L'étude de la mobilité professionnelle exige de pouvoir faire le départ parmi les flux de mobilité entre ceux qui relèvent de la mobilité structurelle et ceux qui renvoient à la mobilité pure. Pour ce faire, je vais d'abord examiner les transformations de la structure sociale survenues au sein des cohortes et je la comparerai à la structure sociale des hommes de la même génération étudiés grâce aux coupes transversales. Après cela, j'examinerai les itinéraires individuels.

Le premier tableau donne les chiffres absolus des différents groupes professionnels aux différentes années d'observation de la première cohorte. Dans le second figurent les pourcentages, calculés par rapport à l'ensemble des individus pour lesquels une profession a été indiquée 855 .

Tableau n° 69 : Les professions de la première cohorte, 1896-1936, chiffres absolus
Tableau n° 69 : Les professions de la première cohorte, 1896-1936, chiffres absolus
Tableau n° 70 : Les professions de la première cohorte, 1896-1936, pourcentages (divers exclus)
Tableau n° 70 : Les professions de la première cohorte, 1896-1936, pourcentages (divers exclus)

L'évolution des groupes socio-professionnels dépend de leur propension à l'émigration et de la mobilité professionnelle. Il est tout à fait significatif que le seul groupe qui progresse, pendant les quarante années d'observation, tant en pourcentages qu'en chiffres absolus 856 , soit le groupe des

négociants et industriels. C'est un signe de mobilité professionnelle ascendante. Tous les autres groupes régressent en chiffres absolus en accord avec la diminution de la taille de l'échantillon mais alors que certains enregistrent une diminution de leur poids relatif, tels les employés, les agriculteurs ou les manœuvres, d'autres progressent tels les petits commerçants ou les techniciens et cadres moyens. D'autres, enfin, demeurent grosso modo stables tels les groupes ouvriers ou artisans ou ouvriers. Au total, la structure sociale des individus qui restent à Lyon pendant 40 ans se modifie assez sensiblement et les mutations indiquent une tendance à l'amélioration d'ensemble des positions sociales. Une grande partie de ces mutations s'opère entre 1896 et 1911. Les quinze premières années d'observation enregistrent la majeure partie des changements même si ceux qui sont, individuellement, les plus significatifs ont souvent lieu après cette période.

Dans les coupes transversales de 1911,1921 et 1936, j'ai sélectionné les individus nés en 1872-75 et j'ai comparé leurs professions à celles des membres de la cohorte 857 . Le graphique suivant met en parallèle les structures sociales des deux populations à ces trois dates, soit quinze ans, vingt cinq ans et quarante ans après le début de l'observation de la cohorte. Il est ainsi possible de saisir les différences induites par la présence à Lyon depuis 1896 puisque, à chaque étape de leur carrière, la trentaine, la quarantaine et la soixantaine, les individus présents à Lyon depuis cette date sont comparés aux hommes de leur âge dont la majeure partie est arrivée à Lyon bien après 1896 858 . Quelles sont les traits saillants des deux populations ?

Croquis n° 86 : comparaison de la structure sociale de la première cohorte et de la génération correspondante (coupetransversale), en 1991, 1921 et 1936
Croquis n° 86 : comparaison de la structure sociale de la première cohorte et de la génération correspondante (coupetransversale), en 1991, 1921 et 1936

Les différences sont patentes et significatives. Que l'on observe le groupe négociants et industriels et l'on constatera qu'à chaque étape de la vie les individus présents à Lyon depuis le début de l'observation accentuent leur surreprésentation parmi cette catégorie : pour l'ensemble des individus nés en 1872-1875, et à tous les âges, le poids de ce groupe ne dépasse jamais 3% mais pour les individus de la cohorte ce poids ne cesse de progresser et, à soixante ans, il dépasse 13%. De même dans le groupe des cadres supérieurs, en dépit de la faiblesse des effectifs 859 , la surreprésentation de la cohorte est avérée.

Pour les groupes situés au centre de la hiérarchie sociale, les distorsions sont moins tranchées. Le poids des employés diminue dans cette génération lorsqu'elle avance en âge. A soixante ans, le poids de ce groupe dans les deux populations est identique mais l'écart est très net en 1921, lorsque les individus sont quadragénaires. J'ai montré lors de l'étude du flou d'appellation que le groupe employé était très sensible au caractère conservateur des listes électorales 860 mais ce caractère est encore plus accentué pour les individus de la cohorte, par définition stables, que pour l'ensemble des individus de la même génération. Pour les petits commerçants, l'écart est pratiquement toujours le même entre la cohorte et les individus de la même génération. Pour comprendre cette distorsion, il faut tenir compte de deux phénomènes : d'une part de la surreprésentation des lyonnais dans la cohorte - et cette surreprésentation s'accentue au cours des années. D'autre part de la sous-représentation des petits commerçants parmi les lyonnais. Le même type de distorsions explique les écarts constatés pour le groupe des "services publics", particulièrement bien représenté parmi les quadragénaires conformément à la place qu'occupé une grande ville comme Lyon dans le tableau d'avancement de ces emplois.

Pour les travailleurs manuels, les écarts sont, dans l'ensemble, assez faibles et surtout significatifs à la fin de l'observation. A soixante ans, les membres de la cohorte sont surreprésentés parmi les ouvriers ou artisans et sous-représentés au sein des ouvriers et des manœuvres. L'évolution des manœuvres est révélatrice : alors que ce groupe progresse parmi les individus de la génération, il régresse parmi les membres de la cohorte. Le profil des deux populations est l'inverse exact de celui constaté au sommet de la hiérarchie sociale, pour les négociants et industriels.

Que conclure ? La cohorte, en raison même de sa stabilité résidentielle globale, n'est pas à l'image des individus de la même génération repérés à Lyon à un moment de leur vie. La stabilité dans la même agglomération va de pair avec une mobilité professionnelle ascendante et protège contre la mobilité descendante 861 . Concomitance n'est pas causalité. Rien ne permet de trancher. La stabilité favorise-t-elle l'ascension ou l'ascension incite-t-elle à la stabilité ?

A l'examen des résultats de la seconde cohorte, on retrouve un certain nombre de caractéristiques déjà repérées 862 . A nouveau, le seul groupe qui progresse, à la fois en pourcentages et en chiffres absolus, est le groupe des négociants et industriels dont les effectifs doublent. La forte diminution initiale des cadres supérieurs renvoie au départ des étudiants mais ensuite leur niveau tend à se stabiliser. Les autres groupes qui enregistrent une progression, souvent limitée, sont les techniciens, les petits commerçants et les employés de services publics ou assimilés. Le groupe des employés demeure, dans l'ensemble, stable comme le groupe ouvrier ou ouvrier et artisans.

Tableau n° 71 : Les professions de la deuxième cohorte, 1921-1936, chiffres absolus et pourcentages (divers exclus)
Tableau n° 71 : Les professions de la deuxième cohorte, 1921-1936, chiffres absolus et pourcentages (divers exclus)

Si l'on compare la situation initiale des deux cohortes, de nettes différences apparaissent qui vont peser sur le devenir socio-professionnel des individus. L'une de ces différences essentielles est le poids des employés. Alors qu'ils représentent 3 individus sur 10, au début de l'observation de la première cohorte, ils sont moins de 2 sur 10 au début de l'observation de la seconde. On se souvient que les coupes transversales de 1896 et de 1911 ont montré une véritable explosion du nombre des employés alors que celles de 1921 et 1936 ont souligné un réel tassement de ce groupe 863 . Les coupes transversales ont aussi mis en lumière l'évolution du groupe ouvrier. En schématisant, on pourrait dire que l'avant-guerre est le temps des employés et que l'après-guerre est celui des ouvriers. Ce groupe ne représente, en effet, que 2 électeurs sur 10 au début de l'observation de la première cohorte mais plus de 3 sur 10 lorsque la seconde cohorte atteint l'âge adulte, signe de la pesanteur des transformations sociales sur le devenir des générations. Il se trouve que les deux cohortes retenues, à quelques 27 ans d'intervalle, exacerbent des mutations structurelles que feutrent les coupes transversales qui sédimentent des générations différentes.

Face à cette divergence essentielle entre les situations initiales des deux cohortes, les variations qui affectent les autres groupes sociaux sont de plus faible ampleur, à l'exception de celles qui concernent le monde du travail manuel. Entre les deux cohortes, on constate une nette diminution (22,7% pour la première cohorte et 10,7% dans la seconde) du groupe semi-indéterminé ouvriers ou artisans et une progression (3,5% et 5,6%) des manœuvres. Au demeurant, le monde du travail manuel 864 est plus important dans la seconde que dans la première cohorte : il passe de 44,8% à 51,5%. S'il fallait un symbole pour caractériser chaque cohorte, et au risque de schématiser, on pourrait choisir l'employé, le col blanc pour la première, et l'ouvrier, voire l'ajusteur, pour seconde cohorte.

Comme je l'ai fait pour la première cohorte, je vais maintenant comparer la structure professionnelle des membres de la seconde cohorte à ceux des individus de la même génération 865 , quinze après le début de l'observation, c'est à dire en 1936. Le rapprochement de ces résultats et de ceux obtenus pour la première cohorte dans les mêmes conditions, c'est à dire en 1911, souligne l'impact des mutations de la structure sociale sur le devenir individuel. Le croquis suivant présente les résultats lorsque la génération 1872-1875 et la génération 1899-1900 approchent de la quarantaine.

Croquis n° 87 : Comparaison de la structure sociale des deux cohortes et de leur génération de référence (coupe transversale) après quinze ans d'observation
Croquis n° 87 : Comparaison de la structure sociale des deux cohortes et de leur génération de référence (coupe transversale) après quinze ans d'observation

Si l'écart global entre chaque cohorte et sa génération de référence demeure identique après quinze ans d'observation 866 et si les distorsions cohorte-génération de référence s'opèrent grosso-modo dans le môme sens, demeure une constatation essentielle : l'écart qui sépare les deux générations est sensible dés le début de l'observation et renvoie aux mutations structurelles survenues sur le marché de l'emploi entre la fin du XIXe siècle et le début des années vingt.

Notes
855.

En fait, j'ai effectué les calculs en éliminant la catégorie divers constituée pour l'essentiel de non-réponses. Tous les individus sont pris en compte dans ces tableaux, même ceux dont la présence à Lyon n'est pas continue.

856.

A l'exception de l'année 1901

857.

II n'est pas nécessaire de procéder de même pour l'année 1896 puisque les deux populations, les individus nés en 1872-1875 présents dans la coupe transversale et ceux intégrés à la cohorte, sont strictement comparables, les seules différences pourraient provenir des marges d'erreur différentes, la première population étant sondée au 1/100 et la seconde au 1/10. Dans les trois coupes transversales, les individus observés sont 104,105 et 73. Seuls les groupes professionnels les plus nombreux ont été représentés sur le graphique. Tous les pourcentages ont été calculés en faisant abstraction du groupe "divers"

858.

VoirIX.A.2.

859.

Liée à la rareté de ce groupe dans cette génération comme je l'ai montré lors de l'étude des coupes transversales.

860.

Voir IV.B.

861.

Cela tient en partie au sous-enregistrement de la mobilité descendante dans les listes électorales.

862.

Les pourcentages qui figurent dans la seconde partie du tableau sont calculés en éliminant te groupe "divers", constitué essentiellement d'individus inscrits comme "militaire".

863.

Rappelons qu'il ne s'agit, bien sûr, que de la population masculine.

864.

Cette appellation correspond aux ouvriers, ouvriers ou artisans et manœuvres.

865.

Comme la seconde cohorte ne porte que sur deux années. 1699 et 1900, j'ai sélectionné dans la coupe transversale de 1936, non seulement les individus nés en 1899 et 1900 mais également ceux nés en 1901 afin d'avoir un échantillon un peu plus étoffé. Cet échantillon est de 112 individus.

866.

L'indice de dissimilarité est identique dans les deux cas et égal à 16. De plus, si l'on se place au sein de chaque cohorte et si l'oncalcule l'indice de dissimilarité – ce qui peut être fait en utilisant les chiffres fournis pour les deux cohortes dans les tableaux précédents – entre la situation sociale initiale et la situation sociale quinze ans après, on arrive dans les deux cas au même résultat : 13.