Utiliser les tables de mobilité équivaut à observer à deux coupes au sein d'une même cohorte. La réalité d'un itinéraire est plus complexe. Un exemple l'illustrera. Voici celui de Joseph Bridoux. Il est né à la Croix-Rousse en 1872. En 1896, il est serrurier, cinq ans plus tard, il est tulliste, encore cinq ans et le voici employé ; en 1911, il est à nouveau tulliste. Pour une table de mobilité, construite d'après les positions en 1896 et 1911, il est, les deux fois, classé comme ouvrier ou artisan et donc immobile alors que son itinéraire est plus complexe. Après la guerre, il deviendra d'ailleurs voyageur de commerce. Bien que cette dernière observation ne soit pas prise en compte dans la présente analyse, elle confirme qu'avoir été employé n'a pas été sans conséquences sur son devenir professionnel. Avoir quitté un temps le travail manuel a certainement modifié sa perception de l'espace social, sa manière de se projeter dans l'avenir. On retrouve le principe des stratégies d'anticipation.
A vrai dire le nombre des itinéraires incluant plus de deux positions sociales différentes, ou une position intermédiaire différentes des positions initiale et finale, elles mêmes identiques, est rare mais pas inexistant. Dans la première cohorte, les individus qui ont la même position en 1896 et 1911 sont 69% mais ceux qui ont la même position aux quatre observations ne sont que 60%. Dans la seconde cohorte, 69% des individus ont la même position en 1921 et 1936 mais 67% occupent la même position aux quatre observations 882 . Le rapprochement de ces chiffres est une première indication des différences qui affectent les deux cohortes du point de vue de la mobilité professionnelle : dans la première, les individus qui font l'expérience de la mobilité sont plus nombreux et même s'il reviennent, définitivement ou non, à leur groupe d'origine, il est certain que l'image qu'ils ont de la société, de sa fluidité, est influencée par cette expérience. Dans la deuxième cohorte, l'expérimentation concrète de la mobilité, soit directement par l'individu ou soit par un de ses proches, est plus rare. Même si la société n'est pas plus rigide qu'avant-guerre, l'absence d'expérience concrète de la mobilité contribue à renforcer la perception des clivages sociaux. Tel est le sens des observations de Tancrède de Visan. Celui qui s'est toujours voulu le héraut de la haute bourgeoisie le dit explicitement : "Ici [Lyon], plus que partout ailleurs les classes sont tranchées, infusionnables, séparées par des cloisons étanches. Aucune idée sociale ou socialisante, aucune évolution dans les mœurs, aucun bouleversement des situations ne parviendront jamais à renverser les remparts d'un empire moral enclavé dans un empire géographique. 883 " Qu'il fasse ces remarques au milieu des années 1930 n'est peut-être pas le fait du hasard.
Les chiffres sont légèrement différents de ceux indiqués plus haut car la population n'est pas exactement la même. Dans le tableau n° 74, les individus ayant une position autre que divers en 1896 et 1911 étaient pris en compte, ici ce sont les individus qui ont une position autre que divers en 1896.1901,1906 et 1911. Pour la seconde cohorte et le tableau n° 75.
Tancrède de Visan, Sous le signe du Lion, 1936 p. 44