3. L'univers des classes moyennes

Les cadres moyens repérés en 1896 le demeurent le plus souvent, ce sont des comptables, des représentants de commerce ou des dessinateurs qui peuvent améliorer leur situation - les représentants de commerce ont dans la réalité des niveaux de vie très divers - mais sans pour autant changer de position sociale. Parmi les nouveaux venus dans la profession, les employés sont de loin les plus nombreux (six cas sur huit) et le modèle le plus fréquent est celui de remployé devenu comptable ou fondé de pouvoirs. Dans la seconde cohorte, sur les 8 cadres moyens repérés en 1921, quatre seulement le restent pendant quinze ans. Le groupe se renouvelle par entrée d'individus qui ont commencé leur carrière dans un autre groupe social. Le modèle le plus commun est celui de l'employé devenu représentant de commerce. Il faut cependant signaler qu'un autre type d'itinéraire apparaît en filigrane : celui de l'ouvrier professionnel ayant un savoir technique, dans l'automobile ou l'électricité par exemple, et qui devient représentant de commerce, signe annonciateur des "technico-commerciaux" que la diffusion de l'automobile et de l'électro-ménager généralisera après la seconde guerre mondiale. Tel est le cas de Pierre-François Jeantin, un fils de peintre en voitures né aux Brotteaux en 1899. Les deux témoins de sa naissance sont peintre en voitures et carrossier ce qui manifeste sans doute son insertion dans le milieu des ouvriers de l'automobile. A 21 ans. il est chauffeur-mécanicien et en 1936. il est représentant de commerce...

Les employés représentent le groupe le plus nombreux de la première cohorte et il est possible de donner une image assez précise de la manière dont ce groupe sert de tremplin à de nombreuses carrières. Les deux croquis suivants illustrent le rythme et la manière dont les employés quittent leur groupe d'origine et s'insèrent dans d'autres groupes.

Croquis n° 90 : Cesser d'être employé, première cohorte
Croquis n° 90 : Cesser d'être employé, première cohorte

En 1896, l'échantillon compte 84 employés. Cinq ans plus tard, sept d'entre eux occupent d'autres positions sociales. Pour trois d'entre eux, ce changement n'entraîne pas une mobilité facilement qualifiable car elle se situe dans la mouvance sociale du groupe d'origine. Deux ont une mobilité ascendante et deux autres une mobilité descendante. J'ai divisé ces mouvements en deux afin de distinguer l'amplitude du changement opéré. Il est évident que devenir garçon de peine n'est pas comme devenir mécanicien 889 et que l'employé qui devient comptable ne franchit pas la même distance sociale que celui qui accède au négoce. Dans les dix années qui suivent les sorties du groupe employé augmentent et les sorties ascendantes, et même très ascendantes, l'emportent nettement. Au total, on compte 14 sorties ascendantes et 6 sorties descendantes. Le même croquis réalisé pour la seconde cohorte marque bien les différences.

Croquis n° 91 : Cesser d'être employé, seconde cohorte
Croquis n° 91 : Cesser d'être employé, seconde cohorte

Les employés sont deux fois moins nombreux mais surtout, les chances de mobilité fortement ascendante disparaissent complètement. Il n'est pas nécessaire de trop insister tant les changements sautent aux yeux. Au modèle employé-négociant de la première cohorte, succède le modèle employé- représentant de la seconde. Cette situation contribue à transformer les conceptions de l'espace social. C'est précisément l'époque où le débat sur les classes moyennes bat son plein 890 . Alors que, pour la première cohorte, être employé pouvait être pour beaucoup une première position que le temps améliorerait, pour la seconde cohorte, être employé signifie le plus souvent demeurer sa vie durant parmi les classes moyennes. On comprend d'ailleurs que le problème de la spécificité des classes moyennes, dont les employés représentent le groupe le plus nombreux se pose dans les années trente. Auparavant, les classes moyennes étaient une zone de transit dans l'espace social, les définir n'avait pas d'utilité puisque leur principale caractéristique • réelle et plus encore perçue - était d'être un précipité instable. Dans l'alchimie sociale, elles étaient la cornue où le vil plomb se muait en or. Mais lorsqu'il devient évident que cette alchimie se grippe, il est urgent de séparer le bon grain de l'ivraie. Et les ouvrages cherchant à définir les classes moyennes de fleurir dans toutes les sphères idéologiques mais surtout dans la mouvance de la démocratie chrétienne 891 . Lors de la Semaine Sociale de Bordeaux, en 1939, Albert Gortais, secrétaire de l'ACJF, constate "On semble avoir ces dernières années redécouvert, à la lumière des difficultés économiques et sociales, les classes moyennes tombées dans I'oubli 892 ". Et Georges Hourdin de dire la même chose un an plus tôt : "Depuis un an tout le monde en France s'intéresse aux classes moyennes 893 ".

Les petits commerçants constituent un groupe fermé que peu d'individus quittent et que peu rallient. Parmi les 13 petits commerçants de 1896, 10 le sont encore en 1911 et ils ont été rejoints par seulement quatre autres électeurs. Parmi ces derniers, un cordonnier et trois employés de commerce. Mais il s'agit essentiellement de glissements "naturels" que l'on ne peut assimiler àde véritables changements professionnels : un garçon-épicier devenu épicier après avoir travaillé chez un patron - en 1936, il s'est spécialisé dans la torréfaction, commerce moins astreignant que l'épicerie et sans doute manifestation de sa réussite - ou un employé de commerce travaillant chez son père, un mercier, qui devient lui-même mercier à la veille de la guerre. De même, les trois individus qui sortent du petit commerce ne s'en éloignent que très faiblement. Au total, le monde de la boutique semble assez clos et ses échanges avec d'autres groupes sociaux sont, à la fois limité, et se situent sur les marges du petit commerce. Bien que le groupe soit restreint, on retrouve certaines constantes déjà évoquées : les petits commerçants nés à Lyon sont coiffeurs, marchand grainetier, marchand de journaux, mercier 894 alors que ceux nés dans les petites communes rurales se concentrent dans les métiers de bouche, épicier, laitier, boucher, charcutier. Typique est Laurent Luxoz, natif de Virieu-sur-la-Bourbre, dans l'Isère, qui tient une charcuterie à Vaise. Typique aussi Jean-Claude Catinot, né à Saint-Alban-de-Roche dans l'Isère, boucher à la Guillotière. Dans sa présentation de "la charcuterie lyonnaise à la fin du siècle dernier", Claudius Reynon explique parfaitement les raisons de l'attraction de la charcuterie pour les Dauphinois. Le Bas-Dauphiné bénéficie d'un climat favorable à la fabrication des saucissons et autres charcuteries. "Lorsqu'on tuait le cochon dans les campagnes, toute la famille était mobilisée pour aider le spécialiste à hacher, mélanger saucissons, pâtés, etc., et saler les jambons, poitrines et côtelettes. Déjà instruits et attirés par ces manipulations du porc, les jeunes garçons, au sortir de l'école, qui ne pouvaient pas être employés aux travaux de la ferme paternelle, se dirigeaient donc tout naturellement vers le métier de charcutier, soit pour quelques uns chez l'artisan du pays, pour les autres leur point de chute était une charcuterie lyonnaise où ils étaient nourris et logés, ce qui arrangeaient bien les choses ; et leur maître d'apprentissage était généralement un Dauphinois d'origine, car jusqu'avant la deuxième guerre mondiale, l'Isère fournissait de 80 à 90% de l'effectif charcutier lyonnais 895 .

Dans la seconde cohorte, la tendance générale reste la marne : sur les 15 petits commerçants de 1921, 12 le sont toujours en 1936 et seuls quatre électeurs le sont devenus. Parmi eux, les faux changements l'emportent à l'image de ce que révèle la trajectoire de Claude Elisée Lardanchet. Il est né à Lyon en 1899. Son père, né à Desnes, minuscule bourgade du Jura, en 1B76, est un libraire et un journaliste connu. Son fils, ses fils - l'itinéraire de Louis, le jeune frère de Claude, est exactement identique - débutent comme employés de librairie avant de devenir libraires puis éditeurs, exemple parfait de contre-mobilité 896 .

Il y a cependant une inflexion d'importance entre les petits commerçants de la première et de la seconde cohorte. Si le monde de la boutique est toujours aussi fermé, les commerçants sont beaucoup plus fréquemment nés à Lyon dans la génération 1899-1900 et surtout le clivage entre le commerce alimentaire et le commerce de services qui recoupaient l'opposition entre ruraux et lyonnais a moins de validité. Dans cette génération, les charcutiers, les bouchers ou les épiciers sont plus souvent nés à Lyon.

Notes
889.

Dans ce cas précis, les listes électorales indiquent "mécano". Cet électeur, Alfred Lambert, aura par la suite une mobilité ascendante très nette puisqu'il deviendra propriétaire d'un grand garage de l'avenue Maréchal Foch. Dans ce cas précis, le mouvement de mobilité descendante n'est sans doute qu'apparent.

890.

Voir bien sûr Luc Boltanski, Les cadres, la formation d'un groupe social, Editions de Minuit. 1962, et surtout chapitre 1, La crise des armées 30 et la mobilisation de la "classe moyenne", p. 63-153.

891.

Voir André Desqueyrat, Classes moyennes françaises, Crise, programme, organisations, Paris, Spes, 1939. 254 p.

892.

Semaines sociales de France, XXXIe session, 1939, Le problème des classes dans la communauté nationale et dans l'ordre humain, Lyon, 1939, p. 533-534 cité par Jean-Marie Mayeur, "L'Eglise catholique : les limites d'une prise de conscience", L'univers politique des classes moyennes. Presses de la FNSP, 1983, p. 125-139.

893.

Politique, janvier 1938, p. 8, cité par Jean-Marie Mayeur, "L'Eglise catholique : les limites d'une prise de conscience", art. cit. p. 131

894.

Un seul a une profession liée à l'alimentation, un vermicellier.

895.

Claudius Reynon, Le fils du charcutier, op. cit. p. 12.

896.

Le classement comme petit commerçant est discutable, mais je n'ai pas voulu le modifier en raison de la visibilité sociale de l'intéressé. Je m'en suis tenu au code fondé sur les seules appellations professionnelles.