4. Les travailleurs manuels

Dans la première cohorte, ouvriers et employés ont exactement les mêmes chances de sortir -ou de rester- dans leur groupe d'origine. Sur les 61 ouvriers repérés en 1896, 41 le sont toujours en 1911. Ceux qui quittent le groupe le font le plus souvent pour le groupe voisin, ouvrier ou artisan, et le plus souvent ces changements ne peuvent pas être lus comme des trajectoires ascendantes ou descendantes.

Croquis n° 92 : Cesser d'être ouvrier, première cohorte
Croquis n° 92 : Cesser d'être ouvrier, première cohorte

L'exemple d'Emmanuel Mollard né aux Brotteaux est tout à fait exemplaire. Il est ouvrier-ébéniste en 1896. Lors des observations suivantes il est ébéniste et les listes nominatives du recensement précisent qu'il est patron. On est tout à fait dans le cas signalé par Edouard Charton dans son Dictionnaire des métiers, pour qui ce changement n'est pas forcément une promotion. Cas identique cet ouvrier serrurier vaisois devenu serrurier. Ces changements sont caractéristiques des ouvriers de métier à qui leur savoir technique donne une certaine latitude sur le marché de l'emploi. Les seuls changements légèrement positifs sont ceux qui permettent à des ouvriers de devenir employés. Ils sont rares : quatre ouvriers sur vingt ouvriers mobiles deviennent cols blancs. Deux itinéraires permettent de constater que ce changement n'est qu'une étape. Voici Arsène Duprat, natif de Lyon. En 1896. il est coupeur gantier à Saint-Georges. Cinq ans plus tard, il est employé de commerce aux Brotteaux. Il le reste jusqu'à la guerre. Après il devient négociant (listes électorales). Listes nominatives et indicateurs indiquent qu'il est fabricant de gants. Autre trajectoire intéressante, celle de Léon Combes successivement ouvrier apprêteur, employé de commerce et employé. En 1911. il est toujours inscrit comme employé sur les listes électorales du 6e arrondissement mais les listes nominatives du recensement indiquent à la même date sous-chef de bureau à la mairie centrale. De 1921 à 1936, les listes électorales précisent que Combes est chef de bureau à la mairie centrale 897 .

Croquis n° 93 : Cesser d'être ouvrier, seconde cohorte
Croquis n° 93 : Cesser d'être ouvrier, seconde cohorte

Dans la seconde cohorte, le flux qui part du groupe ouvrier s'amenuise. Alors que dans la première cohorte, un tiers des ouvriers repérés à 21 ans avaient quitté le groupe à 36 ans, le plus souvent pour entrer dans le groupe des ouvriers ou artisans, seul un ouvrier sur cinq de la seconde cohorte abandonne sa position sociale initiale. Et si j'avais pris en compte les électeurs inscrits comme militaires en 1921 et inscrits comme ouvriers en 1926. 1931 et 1936 ce pourcentage serait encore plus faible 898 Mais cette fermeture s'accompagne d'une progression des cas de mobilité professionnelle ascendante. Alors que ces cas représentaient quatre cas sur vingt dans la première cohorte, Ils sont désormais huit sur seize. Les changements en direction du groupe des ouvriers ou artisans, fréquents une génération plus tôt, se réduisent très nettement. On peut citer cet outilleur mécano devenu électricien ou ce tôlier devenu ferblantier mais il n'est même pas certain que cela corresponde à un réel changement. Au contraire, un nouveau type d'itinéraire, autrefois peu fréquent, apparaît. Il correspond certainement à une recherche de sécurité et se manifeste par l'embauche dans un service public ou para-public. C'est le cas de cet imprimeur devenu employé OTL, de ce taraudeur entré au PLM ou de cet ancien mécanicien inscrit en 1936 comme brigadier gardien de la paix ; et l'on pourrait faire la même remarque pour ce soudeur-braseur qui quitte la rue Grillon, aux Brotteaux, pour s'installer dans son logement de fonction, au Parc de la Tête d'Or dont il est devenu un des gardes.

Six ouvriers deviennent employés pendant les quinze ans d'observation mais je ne peux pas savoir, le suivi longitudinal s'arrêtant en 1936, si certains d'entre eux ont continué leur progression dans la hiérarchie sociale après la seconde guerre mondiale. La seule précision que je puisse ajouter est que l'un d'entre eux a retrouvé sa position initiale, mécanicien, dès l'observation suivante. Deux cas de forte mobilité ont été observés. C'est une nouveauté par rapport à la première cohorte et ils valent d'être observés avec précision. Joannès Toumus est né à Sain-Bel, dans le Rhône. En 1921, il est conducteur. Il exerce toujours sa profession en 1926 mais en 1931 et 1936, il est constructeur, appellation classée dans le groupe négociants, industriels. L'indicateur Fournier de 1938 précise qu'il possède une entreprise de plomberie zinguerie. Mais s'agit-il d'une véritable mobilité ? J'ai bien vérifié les listes électorales pour vérifier la graphie 899 . Le second cas est celui de Jean Calvignac, originaire de Thiviers, chef-lieu de canton de Dordogne. D'abord mécanicien, il est inscrit comme industriel en 1936. L'indicateur précise qu'à son adresse, rue Pierre-Loti à Villeurbanne, se trouve ta Manufacture du Stadium, "semelle cuir chromé". De plus les listes électorales indiquent que ses deux frères, également nés à Thiviers, sont industriels - ils habitent dans le même bureau de vote en 1936- et l'indicateur les présente comme "fabricant de cuirs" et comme "fabricant de semelles". Enfin en 1931, son père, natif de Saint-Pardoux-la-Rivière, autre chef-lieu de canton de Dordogne, habite le même bureau de vote que lui. Il est inscrit comme terrassier. Il s'agit donc d'un cas de mobilité professionnelle doublé d'un cas de mobilité sociale

Chez les ouvriers et artisans les mutations sont grandes entre les deux cohortes. D'une part, la catégorie diminue beaucoup mais ce fait a déjà été signalé. Plus importante est l'évolution des individus qui quittent le groupe. Leur poids relatif est plus important dans la seconde génération mais surtout se modifient les directions prioritaires : alors que sur les douze individus de la première cohorte qui désertent l'atelier, six deviennent des employés, aucun ne le devient sur les huit membres de la deuxième cohorte qui cessent d'être ouvrier ou artisan. Au contraire, un seul devient ouvrier parmi les premiers mais trois parmi les seconds. Il y bien là confirmation de ce fait essentiel : les manuels ont plus de facilité à quitter l'atelier ou l'usine dans la première cohorte que dans la seconde. Leur univers s'est fermé en une génération et ce n'est pas l'évolution des manœuvres qui le contredirait : dans la première cohorte, il n'y a que quatre manœuvres en 1896 et quinze ans plus tard un seul l'est resté, deux sont devenus ouvriers et un est devenu employé ; dans la seconde cohorte, ils sont huit en 1921, quinze ans plus tard, cinq sont toujours manœuvres, deux sont ouvriers et un commerçant et dans ce dernier cas, il n'est pas certain que sa promotion soit réelle 900

Le suivi des immeubles de Lyon a bien montré comment la population immigrée avait augmenté pendant l'entre deux guerres. Ce n'est là que la confirmation de l'augmentation générale du nombre des étrangers en France pendant cette période. Alors que de 1896 à la première guerre mondiale, leur nombre ne dépasse jamais 1,2 millions dès 1921, le cap des 1,5 millions est dépassé et on atteint 2,7 millions en 1931. La répartition professionnelle des étrangers se modifie et, à l'évidence, leur poids augmente surtout dans les catégories les plus basses de l'échelle sociale, contribuant ainsi à réduire les tensions sociales dans le monde du travail 901 . Selon les calculs opérés par Gary Cross à partir des chiffres des recensements 902 , entre 1906 et 1931, le poids des étrangers parmi les cols blancs ne progresse que de 2,3% à 4,9%, soit un indice de 113, alors que la progression parmi les travailleurs manuels est plus vigoureuse, de 4,4% à 11,9%, soit un indice de 170. Il est sûr que, pendant l'entre-deux-guerres, la concentration des immigrants parmi les travailleurs manuels a pu indirectement favoriser l'intégration des Français dans les catégories immédiatement supérieures 903 . Ce modèle est à l'évidence inspirée par l'expérience américaine où les différentes vagues migratoires alimentent les catégories situées au bas de l'échelle sociale et provoquent l'intégration des premiers arrivés, ou de leurs enfants, dans les catégories sociales immédiatement supérieures. C'est ce modèle que trouve John Bodnar lorsqu'il étudie Steelton, en Pennsylvanie, où s'installent successivement allemands, irlandais, italiens et slaves 904 .

A Lyon, les travailleurs manuels de la première cohorte ont eu à faire face à une concurrence essentiellement autochtone alors que ceux de la seconde, en raison de l'afflux d'étrangers, auraient pu, "automatiquement", être tirés vers le haut. Mais en dépit de ces conditions favorables à la seconde cohorte, la tendance est à l'amenuisement des chances de promotion. C'est dire que sans l'afflux des étrangers les chances de promotion des travailleurs manuels de la seconde cohorte auraient probablement été plus mauvaises encore.

Notes
897.

Il est le type même du témoin que j'aurais aimé rencontrer !

898.

Vingt électeurs sont dans ce cas. En admettant que ces soldats aient été ouvriers avant leur appel sous les drapeaux . on aurait les chiffres suivants : 93 ouvriers en 1921 dont 77 le restent jusqu'en 1936, soit 83% et non 76% comme on peut le calculer sur le croquis n° 93.

899.

J'ai pensé à une mauvaise lecture : constructeur et conducteur sont très proches et les listes de 1921 sont les plus difficiles à lire. J'insiste sur ce cas car il montre comment le recours aux appellations professionnelles initiales, saisies en clair, autorise un centrale du codage effectué.

900.

Il s'agit d'un emballeur devenu marchand de caisses.

901.

Cross Gary S., Immigrant workers in industrial France, the making of a new laboring class,

Philadelphia. Temple University Press, 1983. voir p. 159 et sq.

902.

Cross Gary S., Immigrant workers in industrial France, voir tableau p. 159.

903.

Gérard Noiriel. Le creuset français, 1988, aborde le problème de la mobilité des immigres eux mêmes.

904.

Bodnar John, Immigration and industrialization. ethnicity in an American Mill Town, 1870-1940. University of Pittsburgh Press, 1977,213 p. voir p. 63 et sq.