Les individus qui ont été les plus difficiles à retrouver sont les enfants illégitimes qui ont été légitimés : ils sont inscrits sur les listes électorales sous le nom du père mais figurent dans les actes de naissance sous le nom de la mère. Dans les deux échantillons, il y a 7% d'enfants illégitimes. Ce pourcentage est tout à fait conforme à ce l'on sait de l'illégitimité pour la période étudiée 908 . Cette proportion est nettement supérieure à celle des départements environnants - mais assez représentatif d'une population fortement urbanisée 909 . Voici les chiffres concernant l'illégitimité dans les départements environnants :
1871 | 1901 | |
Ain | 2,6 % | 3 % |
Isère | 3 % | 3 % |
Loire | 2,7 % | 2,3 % |
Et les enfants de la grande ville sont conscients de l'existence de ces "enfants sans papa 910 " Les mères des enfants illégitimes se distinguent nettement des mères mariées. Elles sont nettement plus jeunes et presque toutes sont actives. Pour la première cohorte, l'âge moyen des mères d'enfants légitimes est de 28,9 ans et de 25 ans pour celles d'enfants illégitimes. Dans la seconde cohorte, ces chiffres sont de 28 et de 23. Cette différence d'âge entre les deux catégories est tout à fait conforme aux données générales: en 1911-1913, l'âge moyen des mères d'enfants légitimes était de 28 ans et 9 mois et celui des mères d'enfants illégitimes de 24 ans et 9 mois 911 . Ces jeunes mères sont aussi plus actives comme le montrent les deux tableaux suivants.
Les mères d'enfants illégitimes ne sont que trois dans le premier échantillon et que deux dans le second à ne pas indiquer de profession sur l'acte de naissance de leur fils. C'est dire qu'elles sont actives à plus de 80%. Leurs activités sont assez caractéristiques des professions féminines exercées à domicile ou en petit atelier. L'usine n'est pas leur espace et la domesticité presque absente. Dans la majorité des cas, le père reconnaît son fils dans les mois ou dans les deux années qui suivent mais la reconnaissance peut aussi tarder et les conséquences sur l'avenir professionnel du fils ne sont sans doute pas les mêmes. Quel point commun entre le fils de cette lingère originaire de Saint-Etienne (cas n° 501) reconnu vingt ans après sa naissance et le fils de cette domestique (cas n° 319) déclaré par son père, un teinturier de 54 ans, qui le reconnaît officiellement lors de son mariage avec la jeune mère, deux ans plus tard ? Au début de la Troisième République, bien qu'existent des maternités à l'Hôtel-Dieu et à l'hôpital de la Croix-Rousse 913 , les mères célibataires n'accouchent que rarement à l'hôpital ( 5 cas sur 18 naissances illégitimes) ; au contraire, une génération plus tard, alors qu'un effort important a été fait pour améliorer ces services, les mères célibataires accouchent plus fréquemment à l'hôpital ( 9 cas sur 14 naissances illégitimes). L'importance de la légitimation des enfants illégitimes dans les deux échantillons est sans doute une indication du biais que la démarche suivie a pu introduire : les critères de choix retenus (l'inscription sur les listes électorales) contribuent sans doute à la sélection d'enfants illégitimes qui ont peu souffert de l'absence du père au moment de leur socialisation. L'Annuaire statistique de la ville de Paris indique des taux de légitimation des enfants illégitimes infiniment plus faibles : de l'ordre de 20% au début de la Troisième République contre les deux tiers dans le premier échantillon, de l'ordre de 30% au tournant du siècle contre les trois quarts dans le second échantillon 914 .
Quelle est la conséquence de l'illégitimité pour la mobilité sociale ? Etre un enfant illégitime condamne-t-il le nouveau né à un avenir peu enviable ? "Le hasard est-il un des principaux pourvoyeurs du sous- prolétariat ?... Par hasard, il faudrait entendre les naissances illégitimes, ou le décès prématuré du père 915 ." Cette interrogation, suggérée par une étude de mobilité portant sur la Monarchie censitaire, ne semble absolument pas, à première vue confirmée. Mais le sous-prolétariat est très mal pris en compte par les listes électorales et il est probable que la sous-inscription des marginaux biaise complètement notre échantillon sur ce point précis.
La mobilité professionnelle de ces enfants est faible comme le montre la lecture de leurs professions à 21 ans et à 36 ans. Un seul d'entre eux devient négociant. Il s'agit d'un cas fort peu probant que j'ai déjà évoqué lorsque j'ai comparé, à âge égal, les professions indiquées par les listes nominatives et par les listes électorales. En 1896. ce négociant (cas n° 15, Louis Breton 916 ) est recensé comme chaudronnier, comme l'était son père lorsqu'il a épousé sa mère six ans après sa naissance. Mais si les enfants illégitimes n'atteignent pas les sommets de la hiérarchie ils occupent des positions assez peu différentes de celles des enfants de classes populaires. Pour ceux de la seconde cohorte, j'ai recherché les actes de mariage dans les cas de légitimation rapide (moins de deux ans) afin de connaître la profession du père. Les résultats montrent l'absence de mobilité sociale ascendante ou descendante et les changements, lorsqu'ils existent, reflètent l'évolution de la structure sociale : les fils d'ouvriers ou artisans deviennent ouvriers et parfois la transmission de statut social se double de la transmission du métier.
Dans la suite de ce chapitre, et toujours dans le souci de ne pas mêler des populations différentes, j'ai éliminé ces individus - mêmes ceux dont la profession du père est connue - des analyses de mobilité sociale.
Voir Maurice Garden, Histoire des Français, sous la direction d'Yves Lequin, tome 1 p. 312- 316.
Voir Etienne Van de Walle, The Female Population of France in the Nineteenth Century, a Reconstruction of 82 Departments, Princeton University Press, 1974,484 p. L'auteur explique p. 221-222 qu'il n'a pas pu calculer l'illégitimité dans le Rhône en raison de la trop forte immigration. En fait, les chiffres auxquels j'arrive sont très proches de ceux calculés pour le département du Nord : 7,4% en 1871 et 6,6% en 1901.
Henri Béraud décrit avec précision les inégalités du monde de l'enfance, voir La gerbe d'Or, p. 100
Landry Adolphe. Traité de démographie. Paris, Payot. 658 p. Voir le tableau p. 297.
Dans la première cohorte, j'ai repéré un cas où un enfant était né un an après la mort de son père, il sérait donc un véritable "enfant du miracle". Sa mère était épicière. Lui même sera ébéniste pendant les quinze années d'observation. J'aurai peut-être pu l'ajouter à cette liste mais je ne l'ai pas fait, (cas n° 88)
Voir Faure Olivier et Dessertine Dominique, Hospitalisation et populations hospitalisées dans la Région lyonnaise au XIX e et XX e siècles. Centre Pierre Léon, multigraphié, 1988,129 p. Voir p. 54 et sq.
Cité in Shorter Edward, Naissance de la famille moderne. Seuil, 1977, p. 242.
M. Papy, "Professions et mobilité à Oloron sous la Monarchie censitaire d'après les listes de recrutement militaire'', Revue d'Histoire économique et sociale 49 (2), 1971, p. 225-264. "Le hasard est-il un des principaux pourvoyeurs du sous-prolétariat ? Explique-t-il en somme les reculs dans la hiérarchie sociale, contrepartie d'une ascension sur laquelle l'attention est plus souvent attirée parce que le thème plait davantage et tout simplement, que le phénomène laisse davantage de traces, de toutes sortes, pour l'historien. Par hasard, iI faudrait entendre les naissances illégitimes, ou le décès prématuré du père" art. cit. p. 238
VoirV.C.1.a.