4. Mères actives et femmes au foyer

L'utilisation des listes électorales m'a interdit d'examiner les activités féminines. Les actes de naissance le permettent 930 . Les deux tableaux suivants donnent les résultats pour les deux cohortes. Les épouses figurant dans le premier tableau sont nées à la fin de la Monarchie de Juillet ou au tout début de la Deuxième République - elles ont 29 ans en moyenne à la naissance de leur fils en 1872-1875- et les secondes au tout début de la Troisième République - elles ont 28 ans à la naissance de leur fils au tournant du siècle.

Tableau n° 82 : Activité professionnelle des mères et pères, Première cohorte (épouses en colonnes, époux en lignes)
Tableau n° 82 : Activité professionnelle des mères et pères, Première cohorte (épouses en colonnes, époux en lignes) Ces tableaux ne tiennent pas compte des mères d'enfants illégitimes. Les professions de ces dernières sont indiquées dans les tableaux présentant le devenir de ces enfants.
Tableau n° 83 : Activité professionnelle des mères et pères, Seconde cohorte (épouses en colonnes, époux en lignes)
Tableau n° 83 : Activité professionnelle des mères et pères, Seconde cohorte (épouses en colonnes, époux en lignes)

Une génération sépare donc les deux groupes et les femmes du second sont, potentiellement, les filles de celles du premier. Leur situation s'est complètement modifié par rapport à celle de leurs mères comme une rapide lecture des tableaux le démontre. Alors que 121 épouses sur 223, soit 54%, n'ont aucune profession indiquée dans la première cohorte 932 , elles sont 153 sur 185, soit 83%, dans la seconde. Ce qui revient à dire que pour les femmes mariées et ayant au moins un enfant, le taux d'activité a très fortement diminué d'une génération à l'autre, chutant de 46% à 17%.

Le taux d'activité des femmes est lié à leur position matrimoniale, à l'âge de leurs enfants, à leur âge et à la position sociale du mari. Il dépend aussi du tissu économique. Tous ces paramètres rendent délicates les comparaisons de taux qui ne concernent pas exactement les mômes populations. A Marseille, par exemple, le taux d'activité des femmes mariées était de 29% en 1851 mais celui des jeunes mariées était pour la période 1846-1851 de 75% et il était de 77% en 1869. L'écart énorme qui sépare l'ensemble des femmes mariées, connues grâce au recensement, et les jeunes épouses 933 , étudiées grâce aux actes de mariage, souligne la complexité du phénomène 934 . Louise Tilly a étudié les femmes au travail dans le Nord en 1872. A Roubaix, 14% des femmes ayant un jeune enfant travaillaient. A Anzin, ce pourcentage était de 19% 935 . L'écart est d'importance : à Lyon, près d'une mère sur deux est active et dans le Nord une sur cinq. La particularité lyonnaise est-elle induite par l'importance de la fabrique dans l'emploi féminin où l'on ne peut parler, au sens strict, d'emploi salarié comme dans le cas de Roubaix ou d'Anzin 936 ou la différence est-elle la conséquence le Nord et état civil à Lyon ? .

Dans le Rhône, en 1901, 56% des femmes entre 20 et 34 ans sont actives. A cette même date, le taux d'activité des femmes mariées est de 42% si Ton tient compte des agricultrices et de 36% si elles ne sont pas Incluses dans les calculs 937 , c'est & dire plus de deux fois le taux d'activité calculé à partir de l'échantillon. A vrai dire les chiffres du recensement ne sont pas strictement comparables à ceux de l'échantillon puisque les femmes qui le composent ne sont pas seulement mariées mais ont aussi, et au moins, un enfant en bas âge. Joan Scott et Louise Tilly ont étudié le travail des femmes dans le cadre de la famille en 1906 dans ces deux villes du Nord. La part des femmes ayant des enfants en bas âge et qui travaillent est de l'ordre de 20% à Anzin et de 18% à Roubaix 938 . Dans le Nord, les chiffres varient peu d'une génération à l'autre mais il en va tout différemment dans le Rhône. Cet alignement des chiffres lyonnais sur les chiffres du Nord est-il la rançon des mutations subies par la fabrique après la crise des années 1880 ?

Mais cette chute brutale de l'activité des femmes mariées d'une génération à l'autre ne se limite pas aux professions liées à la soierie. Faut-il y voir la diffusion d'un modèle où l'alpha et l'oméga de la condition féminine serait la chaleur du foyer, modèle initialement adopté par les catégories aisées ? La non-activité féminine a certes une dimension sociale que montre les diversités de l'activité en fonction de la profession du mari. Si aucune femme de négociant n'est active au début de la Troisième République, 25% des femmes d'employés ou de petits commerçants le sont, 40% des femmes d'ouvriers et 72% de celles d'ouvriers ou artisans. Au tournant du siècle, les femmes de négociants sont toujours aussi peu actives et l'activité a baissé dans toutes les autres catégories : moins de 15% chez les femmes d'employés et de petits commerçants, 18% chez les femmes d'ouvriers et 25% chez celles d'ouvriers ou artisans 939 . Le déclin de l'activité féminine se coule dans les cadres de la période précédente et, globalement, le recul est de même niveau dans tous les groupes avec une chute nettement plus prononcée pour les femmes d'ouvriers ou d'artisans. Le travail à domicile explique le taux d'activité de la première cohorte. Pour l'essentiel, les femmes actives ont été classées parmi les ouvrières ou artisanes et les métiers qui reviennent le plus souvent sont tisseuses, dévideuses 940 ... Cette activité associe le plus souvent l'épouse et l'époux autour des métiers de la fabrique. Sur les 29 tisseurs de l'échantillon, 27 sont mariés à une tisseuse, et la 28ame est dévideuse 941 . Une seule épouse n'a pas de profession indiqué ! 38 épouses sont tisseuses et les onze époux qui ne sont pas tisseurs ont des professions proches de la fabrique : tulliste, navetier, teinturier 942 . Une génération plus tard, il n'y a plus qu'un seul couple de tisseurs. Et même si le taux d'activité des femmes mariées à des ouvriers ou artisans est toujours le plus élevé, il est trois fois inférieur à ce qu'il était une génération plus tôt.

Il est difficile de mesurer l'influence qu'une mère peut avoir sur la mobilité sociale de son fils et d'apprécier les conséquences de son activité professionnelle. Aide-t-elle par son travail son fils à poursuivre ces études ? C'est bien ainsi que Burdeau aurait compris le travail de sa mère, du moins à en croire Edouard Aynard. A l'occasion d'un débat parlementaire sur la réglementation des heures de travail, l'homme politique aurait fait la remarque suivante : "Si ma mère, qui n'était qu'une pauvre ouvrière, avait connu la journée de huit heures, je ne serais pas arrivé jusqu'ici. 943 "

Notes
930.

Pour construire la nomenclature professionnelle, je me suis inspiré de celle construite pour les hommes mais la cote est trop large. De nombreux groupes n'ont pas lieu d'être tels négociants, industriels, cadres supérieurs et même employés. Cela ne signifie pas l'absence des femmes dans ces activités mais l'absence de femmes mariées, surtout lorsqu'elles ont des enfants. Si les femmes négociantes ne sont pas rares au début du XIXe siècle, elles disparaissent progressivement. Sur ce point voir Smith Bonnie G., Ladies ol the Leisure Class, the Bourgeoises of Northern France in the Nineteenth Century. Princeton University Press, 1981, 304 p. et Histoire de la vie privée, tome 4, p. 62-68 où est évoqué le cas de la famille Cadbury. Dans le groupe retirées des affaires, j'ai classé les épouses, peu nombreuses pour lesquelles les actes de naissance de leurs fils indiquaient "rentière". Enfin, la catégorie divers rassemblent toutes les épouses pour lesquelles la source ne donnaient pas de renseignement ou précisait sans profession ou ménagère.

931.

Ces tableaux ne tiennent pas compte des mères d'enfants illégitimes. Les professions de ces dernières sont indiquées dans les tableaux présentant le devenir de ces enfants.

932.

J'ai considéré comme "actives" les deux rentières de la première cohorte et celle de la seconde, mais, au demeurant, cela ne change rien à l'affaire...

933.

En fait des célibataires puisque l'acte enregistre la situation antérieure au mariage

934.

Sewell William, Structure and Mobility, The men and women of Marseille. 1820-1870, voir tableaux p. 69 et 299.

935.

Louise Tilly, "Structure de l'emploi, travail des femmes et changement démographique dans deux villes industrielles : Anzin et Roubaix, 1872-1906", Le Mouvement Social. 105, octobre-décembre 1978, p. 33-58. Les chiffres indiqués se trouvent p. 45.

936.

Sur les femmes de la fabrique voir Laura Strumingher, "Les Canotes de Lyon (1835-1848)". Le Mouvement Social, 105. octobre-décembre 1978, Travaux de femmes en France au XIXe siècle, p. 59-85 et Yves Lequin, Les ouvriers de la région lyonnaise, p. 166 et sq. Voir aussi Bonnevay Laurent, Les ouvrières lyonnaises travaillant à domicile.misères et remèdes, Paris, Guillaumin. 1896.148 p.

937.

Recensement de 1901, tome 2. Population présente, région du Sud-Est. Les calculs reposent sur les chiffres indiqués p. 353 et 367.

938.

Scott Joan W. et Tilly Louise A., Women, Work and Family, New-York el Londres, Methuen. 1987 ( première édition 1978). 274 p. [Il existe une version française. 1988]. Voir le graphique p. 135.

939.

En 1900, à Manchester, New-Hampshire, les femmes de cols bleus sont beaucoup plus actives que les épouses de cols blancs. Voir Tamara Hareven, Family Time and Industriel Time. tableau p. 201. De manière générale, les constatations faites à Lyon à propos du travail féminin vont dans le même sens que celles qui sont faites à Manchester, dans le cadre d'une ville de l'industrie cotonnière.

940.

A Saint-Etienne, parmi les ourdisseuses. les seules à exercer un "vrai" métier, il n'y a pratiquement pas de femmes mariées. Voir Mathilde Dubesset et Michelle Zancarini-Foumel, Parcours de femmes. Réalités et représentations, Saint-Etienne, 1880-1950. Thèse, Université Lyon 2,1988, dactylographié, 857 p. Voir p. 180 et sq.

941.

Voir Norbert Truquin, Mémoires et aventures d'un prolétaire à travers la révolution. Paris, Maspero. 1977. Né en 1833 dans la Somme, il est tisseur à Lyon à la fin du Second Empire. Il est dans la tranche d'âge des pères des individus de la première cohorte. Son épouse est tisseuse. Le révolutionnaire n'apprécie pas les idées des chefs d'atelier. "Leschefs d'atelier de la Croix-Rousse (que l'on croit, bien à tort, constituer un loyer révolutionnaire) sont plus conservateurs encore que les négociants", op. cit. p. 157

942.

On compte aussi un employé au Crédit Lyonnais et un vigneron domicilié Bully.

943.

Gasquet A., Biographie de Auguste Burdeau, discours prononcés à ses funérailles, Lyon, 1894. Discours d'Edouard Aynard, le député libéral est hostile à toute réglementation du travail, p. 48-51.