Je ne sais pas quel est le rang de naissance des individus que j'étudie. Sont-ils des aînés ou des cadets, ont-ils de nombreux frères et soeurs ? Je ne peux pas répondre à de telles questions 946 . J'en suis réduit à des conjectures fondées sur les données générales de la démographie française. Adolphe Landry fournit une indication de la productivité des mariages en fonction de la génération de naissance des mères 947 . Cherchant à connaître le nombre de garçons arrivés à l'âge adulte - et donc susceptibles d'être pris en compte dans l'enquête - j'ai multiplié cette productivité des mariages par le rapport qui existe, pour ces générations de mères, entre le taux brut de reproduction et le taux net de reproduction afin de tenir compte, non seulement de la fécondité mais aussi de la mortalité 948 .
Ces chiffres donnent une idée du nombre d'enfants arrivés à l'âge adulte. Il est certain qu'il s'agit là d'une estimation haute pour des natifs du Rhône. En effet, les taux de reproduction de ce département sont très en-deçà des taux français 949 . Admettons cependant qu'il en aille de même dans le Rhône et dans le reste de la France. Les mères de la première cohorte sont nées, pour l'essentiel entre 1838 et 1852. On peut donc estimer que, en moyenne deux de leurs enfants sont arrivés à l'âge adulte à la fin du XIXe siècle, au moment où j'ai sélectionné l'échantillon de la première cohorte. Les mères de la seconde cohorte sont nées, pour l'essentiel au début de Troisième République. Les enfants qui arrivent à l'âge adulte sont légèrement moins nombreux que dans la cohorte précédente mais vu la modestie des variations, je ne crois pas que cela provoque un biais essentiel lors de la comparaison des destins des deux générations. Surtout comme l'enquête ne porte que sur les hommes les chances de sélectionner aînés ou cadets sont égales 950 .
Demeurent les chausse-trapes de la fécondité et de la mortalité différentielles qui peuvent bouleverser fortement ces estimations pour certaines familles. L'exemple de la famille Pérouse 951 montre que parmi les 9 enfants nés entre 1817 et 1830, quatre filles et un seul garçon arrivent à l'âge adulte, Henri. Les enfants d'Henri sont aussi au nombre de 9. Ils naissent de 1851 à 1867. La différence est frappante : cinq garçons arrivent à l'âge adulte. Didier, l'aîné est ingénieur des Arts et Manufactures. Xavier est ingénieur des Mines, Antonin est prêtre, Marcel est architecte comme Paul. Il est certain que dans un tel cas de figure, et avec une démarche remontante comme celle que j'ai utilisée, j'ai quatre fois plus de chances de sélectionner un cadet de famille. Les enfants de Didier naissent de 1882 à 1894. Seuls deux garçons arrivent à l'âge adulte, Henri, ingénieur des Arts et Manufactures comme son père et Louis dont l'ouvrage ne nous donne pas la profession. Dans ce cas de figure, les chances de sélectionner un cadet ou un aîné sont exactement les mêmes. L'ouvrage étant de 1924, il n'est pas possible de continuer l'analyse à la génération suivante. Ce n'est qu'un exemple mais il met en lumière les implications que la fécondité peut avoir et sur les possibilités de la mobilité sociale et sur les méthodes d'enquête utilisées pour l'apprécier 952 .
En raison du mode de constitution des échantillons initiaux, il ne peut y avoir dans le fichier de frères puisque les listes électorales sont classées par ordre alphabétique et que j'ai pris un individu sur dix ou un individu sur cinq. En marge de ces échantillons et à titre d'anecdote. Je citerai deux exemples de frères. Maurice et Louis Joseph Chatron sont nés à Villié-Morgon, le premier le 11 janvier 1874 et le second, le 12 janvier 1875. Villié-Morgon, 1874, c'est à dire le lieu et la date où le phylloxéra commence ses ravages dans le Beaujolais. Le père des deux enfants est enregistré comme jardinier dans le premier acte de naissance et comme domestique dans le second. En reconstituant l'itinéraire de Maurice, et abusé par la proximité des dates de naissance, je l'ai confondu par deux fois avec son frère. Ce n'est qu'après avoir compris mon erreur que j'ai reconstitué leurs deux itinéraires. Ils sont d'une proximité étonnante : arrivés à Lyon comme ouvriers, ils deviennent employés ; après la guerre, ils sont parfois inscrits comme industriels et parfois comme apprêteurs (c'est la seule fois où j'ai constaté un flou entre apprêteur et industriel.) Les deux frères sont en fait à la tête d'une entreprise d'apprêt située route de Vaulx, à Villeurbanne. Louis Joseph se marie en 1905, divorce et se remarie en 1912. Il meurt à Lyon le 2 juillet 1945. Maurice, veuf d'un premier mariage se remarie en 1912 et meurt à Lyon le 26 décembre 1945. A lire l'écorce de ces deux vies on ne peut qu'être étonné par le destin si semblable de ces deux natifs de Villié-Morgon. Le hasard a fait que suivant un individu de la seconde cohorte, j'ai repéré son frère né un an plus tard. Leurs itinéraires, là aussi sont étonnamment similaires. Fils d'une grande famille catholique, Gilbert et Charles Jarosson sont nés à Caluire le 20 juin 1899 et le 6 juin 1900. Tous deux sont fabricants de soieries. En 1920, le plus jeune épouse à Saint-Didier-au-Mont-d'Or Marie-Antoinette Mouterde dont la famille est également engagée dans le commerce de la soie et trois ans plus tard, Gilbert épouse, aux Brotteaux, la jeune soeur de Marie-Antoinette, Marie-Aimée. Charles meurt à Paris en 1951 et son frère décède dans la capitale quatre ans plus tard.
Voir Adolphe Landry, Traité de démographie, p. 368. Il utilise comme source le recensement de 1931.
Pour ces taux, j'utilise en tait les chiffres fournis par Jean-Claude Chesnais dans La Transition démographique. PUF, 1986, p. 127 qui reprennent les chiffres du Traité de démographie d'Adolphe Landry (p. 332). Ces chiffres ont été révisés pour tenir compte des dernières estimations de descendance finale.
En 1860-62, le taux brut de reproduction en France est de 169 mais de 148 dans le Rhône, en 1890-92, le taux national est à 148 et le taux du département a 106, enfin en 1910-12, ces chiffres sont respectivement de 120 et 84. Et la même observation vaut pour les taux nets de reproduction, voir Tugault Yves, Fécondité et urbanisation, cahier de l'INED n° 74, PUF, 1975, 138 p. Voir les tableaux p. 25 et 120
L'avantage que donne le rang dans la fratrie a été étudié.Si l'avantage des premiers nés apparaît faible, il est bien réel. Etudiant les personnalités françaises au milieu des années 1950 Alain Girard estime que cet avantage est de l'ordre de 110 contre 100, si l'on tient compte des enfants uniques, et de 114 contre 100, en ne considérant que les familles d'au moins deux enfants, voir Girard Alain et autres, La réussite sociale en France, ses caractères, ses lois, ses effets, Travaux et documents de l'I.N.E.D., Presses Universitaires de France, 1961,356 p. Voir p. 116. Les personnalités étudiées, repérées en 1955-56 dans le dictionnaire biographique français, ont en moyenne 58 ans et correspondent, grosso-modo. à la génération de la seconde cohorte que j'ai étudiée. Voir aussi Claude Thélot. op. cit. p. 201-204.
Voir Pérouse Gabriel, Les Pérouse du quinzième au vingtième siècle, s.d. [1924], 104 p. Voir tableau 7et notices du tableau 7 p. 73 et sq. L'annexe n° 2 bis reproduit une version simplifiée de ce tableau.
A un autre niveau d'analyse, les tables publiées par la Statistique des familles, 1906 suggèrent les mêmes réflexions. Il s'agit d'une démarche transversale mais elle souligne les variations du nombre d'entants survivants -résultante de la fécondité et de la mortalité différentielles- en fonction de la situation du chef de famille.Cette notion est mal cernée car on ne sait pas à quel âge est mesurée la survivance Si un ménage de patrons tisseurs a en moyenne 1,99 enfants survivants un ménage de représentant de commerce n'en a que 1,51 et celui d'un employé de magasins de nouveautés 1,30. Il est clair que dans ces conditions, l'avenir qui s'ouvre aux enfants est très différents d'un groupe à l'autre.