2. Les classes moyennes

Enjeu idéologique et milieu en turbulence, les classes moyennes sont au centre du dispositif de redéploiement social qui remodèle la société urbaine. La première cohorte enregistre une forte expansion du groupe employé et par conséquent des classes moyennes. Cette expansion, on pourrait presque dire explosion, des employés ne se reproduit pas à la génération suivante. Cette progression en accordéon pèse sur l'hérédité sociale et sur le recrutement du groupe. Elle explique que, en dépit d'une diminution de l'hérédité sociale l'autorecrutement augmente d'une cohorte à l'autre. Mais cette fermeture du groupe n'est pas exempte de risques de déclassement pour les enfants des classes moyennes, et spécialement pour les fils d'employés.

Les techniciens et cadres moyens sont un groupe qui se développe mais il reste trop peu nombreux pour que une approche statistique globale permette de le saisir, surtout du point de vue de l'hérédité sociale qui semble faible au regard de la seconde cohorte. Sur les 8 fils de techniciens, cadres moyens de la seconde cohorte, 5 deviennent employés. Selon la définition que j'ai donnée de la mobilité, il s'agit de mobilité descendante mais au vu des professions réelles des individus, on pourrait considérer qu'il s'agit d'un glissement social. C'est le cas de ce fils d'instituteur devenu rédacteur à la préfecture, de ce fils de représentant de commerce devenu employé. Le cas d'Antoine Dufourt est encore plus intéressant car on peut suivre trois générations et non pas deux. En effet, son aïeul paternel figure comme témoin sur son acte de naissance. Antoine Marie Dufourt a 70 ans en 1900. Il est tisseur, grande rue de Cuire à la Croix-Rousse. Son fils, Jean-Marie, a 22 ans - son père avait donc 56 ans à sa naissance - habite place de la Croix-Rousse. Il est dessinateur lorsqu'il vient déclarer la naissance à son domicile 968 de son fils Antoine. De 1921 à 1936, ce dernier habite rue Victor Fort et il est employé. Cet exemple est révélateur d'une famille de vieux Lyonnais de la Croix-Rousse. On y décèle l'influence de la fabrique et l'attachement au quartier : les trois adresses indiquées sont situées dans un mouchoir de poche.

Les deux cohortes permettent de bien comprendre certains flux mais ne rendent pas compte, en raison même des caractéristiques de certains groupes, des mutations survenues. Les petits commerçants sont un exemple de ce phénomène : les natifs du Rhône ne constituent qu'une minorité de la catégorie et les quelques individus présents dans l'échantillon, et leurs pères, ne sont pas vraiment représentatifs de l'ensemble du groupe 969 . Pour les petits commerçants nés dans le Rhône, l'hérédité sociale est faible et plus nombreux sont les fils de petits commerçants à devenir employés, voire travailleurs manuels que petits commerçants. A vrai dire, l'hérédité sociale n'est pas absente et l'importance des fils de petits commerçants retrouvés dans la catégorie employés ne doit pas abuser. En chiffres absolus, devenir employé est la destinée la plus fréquente pour un fils de commerçant de la première cohorte mais ce glissement ne peut pas être interprété, eu égard aux marges du tableau, comme une attraction particulière 970 . Elle n'est que la simple adaptation des fils de commerçants aux changements de la structure sociale, marquée, à cette date, par l'explosion de la catégorie employé (32 pères sont employés et 71 fils, tableau n° 85). Nombre d'entre eux abandonnent sans doute un métier trop astreignant pour profiter d'une situation stable et surtout moins exigeante, et cela est particulièrement vrai des fils d'épiciers, de boulangers ou de charcutiers 971 . Ainsi Claude Pierre, fils d'un charcutier de Vaise, dont les deux témoins de la naissance sont des charcutiers, devient-il employé de bureau. Tel est aussi le cas de Jean-Marie Simon, né rue Mercière, une rue commerçante de la presqu'île où ses parents tiennent un magasin de comestibles. En 1896, il est employé de commerce et d'après les listes électorales le reste jusqu'en 1936. Les recensements indiquent qu'il travaille aux Deux Passages, un magasin de nouveautés situé place de la République. Il y fait une longue carrière puisque le recensement atteste son emploi dans ce grand magasin en 1901,1926 et 1931. Peut-être y a-t-il même fait la connaissance de son épouse, elle aussi employée dans cet établissement. Pour certains, cette position d'employé au même âge que leur père n'est que transitoire et quelques années plus tard, ils ont renoué avec le commerce mais dans ce cas, ils ne continuent pas la tradition familiale des les commerces d'alimentation, ceux qui exigent une disponibilité de tous les instants. Marc Poizat est le fils d'un épicier de la rue Vendôme, aux Brotteaux, il est d'abord employé de commerce avant de devenir ferblantier - dans l'indicateur, il est inscrit sous la rubrique manchons à gaz- et après la guerre, il est commerçant, "marchand d'appareils d'éclairage" disent les listes électorales. Ce désir de sortir de la boutique est explicite. Henri Béraud a dix ans de moins que les électeurs de la première cohorte - il est né en 1885 - mais pour ce fils unique, le père est ambitieux et souvent contre la volonté de sa femme. S'il a dû céder pour la prime éducation – "L'école, c'est "chez les frères", rue Centrale. Le radicalisme du père n'a pu persuader la mère de confier son fils à la laïque : "des idées de femmes", dit le boulanger... Il ne contrariera point la sienne : j'irai donc chez les frères, mais il votera rouge, un peu plus rouge, cela fera compensation 972 * - cet admirateur de Burdeau impose ses vues au moment de l'adolescence : "Lorsque les ignorantins de la rue Centrale m'eurent appris tout ce qu'ils savaient, il fallut s'occuper de mon avenir. Qu'allait-on faire de moi ? Ma mère disait avec autant de sagesse que de simplicité : - Il sera boulanger et prendra notre suite.

Mon père voyait les choses autrement. Il voulait me pousser un peu. Prétendait-il comme tant d'autres, faire de son fils un avocat ? Oui et non. Certes l'orgueil n'aveuglait pas point le maître de la Gerbe d'Or. Il avait pour cela bien trop d'expérience et de jugement. Il hésitait néanmoins. Il faisait la part de la vanité et celle de la raison, sachant bien que les situations exigent d'autant plus de fortune qu'elles sont plus honorifiques. Mais, de là à trimer comme le père au four et au pétrin, il y avait un pas !...Du moment qu'on le pouvait, il fallait donner aux enfants des livres et des maîtres.... Autre chose le guidait : le naïf orgueil des ancêtres paysans. Il avait beau s'en défendre, il était, à leur manière ambitieux pour sa descendance. Lui, le petit campagnard, parti pour la ville, il avait fait son trou. Eh bien ! Il fallait continuer, creuser encore. Chacun son tour. Le nom des Béraud en valait bien un autre. Un avocat ? Pourquoi pas ? Ou bien un médecin, ou un notaire ... on verrait plus tard. L'important, le plus pressé, c'était de s'instruire. Et le préjugé des titres et des peaux d'âne, si cher aux hommes de son temps, occupait son esprit 973 ".. Et ce sera La Martinière et surtout le lycée Ampère. On sait ce qu'il advint du fils du boulanger...

A vrai dire, à l'exception de ceux qui restent petits commerçants, en dehors du commerce d'alimentation -deux coiffeurs fils de coiffeurs 974 , un mercier fils de mercier et un débitant fils de restaurateur- les fils de petits commerçants se dispersent dans toutes les catégories sociales mais ne franchissent pas les barrières qui pourraient leur permettre de s'intégrer dans l'élite. En particulier, rarissimes sont ceux qui deviennent négociants. A âge égal avec le père à la naissance, aucun cas n'a été repéré 975 . On peut conclure que le petit commerce n'est pas la voie royale de l'intégration aux sommets de la société urbaine mais encore une fois, il faut signaler que l'échantillon rassemble pour l'essentiel des lyonnais, minoritaires dans ce milieu. Il est cependant probable que les petits commerçants d'origine rurale ne sont pas mieux armé pour gravir les échelons de la hiérarchie urbaine que les lyonnais de naissance.

Dans la seconde cohorte, la situation est quasiment identique. La dispersion des fils de petits commerçants reste la même. Peu nombreux sont ceux qui restent commerçants - deux coiffeurs fils de coiffeurs et un boucher fils de boucher 976 - et le flux le plus important, conforme à l'effectif prévisible en fonction des marges du tableau 977 , s'opère en direction du monde ouvrier.

Lucien Ramain est le fils d'un originaire des Avenières dans l'Isère. En 1899, il est installé comme boulanger avec son épouse, originaire du même canton que lui, rue de la gare à Villeurbanne. C'est là que Lucien voit le jour. Et son père va le déclarer à la mairie avec un autre boulanger, installé lui aussi à Villeurbanne. De 1921 à 1936, Lucien ne quitte pas Villeurbanne où il est imprimeur. Cet itinéraire me semble révélateur. Dans la première cohorte, les fils de boulangers, et de commerçants en général, en raison de l'expansion des employés abandonnaient la boutique pour le bureau, la banque ou le grand magasin. Dans la seconde cohorte, ils se dirigent plutôt vers l'atelier ou l'usine. Pour beaucoup, le petit commerce est la promesse de la mobilité sociale. Devenir employé n'est sans doute pas la réalisation de cette promesse mais peut être considéré comme un statut de môme niveau, entrer à l'usine, c'est franchir la barrière qui délimite les classes moyennes, mais dans le mauvais sens.

Décisive est l'analyse des employés. La moitié des fils d'employés sont employés et un nombre significatif atteint les sommets de la hiérarchie. Sur les 16 fils d'employés qui ne le restent pas, 4 deviennent négociants et 3 quittent les classes moyennes pour le travail manuel. Les chances d'atteindre ces groupes sont très différentes puisque les négociants ne sont que 10 alors que les ouvriers et ouvriers ou artisans sont 71. J'ai déjà donné un exemple cet itinéraire avec le cas de Joseph Suchod, ce fils d'employé de commerce devenu négociant en mercerie et j'ai montré en quoi il était révélateur de l'installation de ces mobiles ascendants dans les nouveaux immeubles bourgeois des Brotteaux. De plus des fils d'employés deviennent cadres moyens. Au total, sur les 16 fils d'employés qui ne sont pas employés, 8 ont une mobilité sociale ascendante. Au contraire, les cas de déclassement sont peu nombreux (3 sur 16) et ils affectent à l'évidence des individus dont le classement des pères dans le groupe employé est sujet à caution 978 .

Etre fils d'employé au tournant du siècle, c'est avoir peu de chances de déchoir et le monde du travail manuel est séparé par une barrière rarement franchie. L'analyse du recrutement démontre que l'itinéraire inverse - fils de manuels devenus employés - est très fréquent. Le groupe employé, en pleine expansion est constitué par des individus originaires de tous les groupes professionnels et les plus nombreux ne sont pas les fils d'employés mais les fils d'ouvriers ou d'artisans.

Dans la seconde cohorte, la situation est très différente. Le groupe employé n'est plus en expansion mais en stagnation. Aussi, en dépit d'une hérédité sociale légèrement plus faible, la fermeture du groupe est évidente. Alors que les fils d'employés n'étaient, une génération plus tôt, qu'une minorité dans un groupe en expansion, ils rassemblent maintenant la moitié d'un groupe stable. Il est certain que les comportements sociaux sont modifiés par ces caractéristiques différentes. Et ce d'autant plus que la prolétarisation qui était un horizon improbable devient une éventualité plausible. Le déclassement observé - 9 fils d'employés devenus ouvriers - n'est pas supérieur à ce que les marges du tableau auraient laissé attendre mais alors que dans la première cohorte l'écart entre l'effectif observé et l'effectif attendu était très fort, signe d'une répulsion marquée, cet écart s'est nettement réduit. Pour les fils d'employés de la première cohorte, la situation de leur père jouait comme une protection au déclassement alors que pour ceux de la seconde cohorte cette protection a pratiquement disparu. Au contraire, leurs chances de pénétrer dans les milieux élevés de la société, surtout dans le monde des cadres supérieurs, restent les mêmes d'une génération à l'autre. Les chances de promotion ne s'améliorent pas mais les risques de déclassement s'accentuent. On comprend bien que les hommes nés au tournant du siècle aient pu être victimes du malaise des classes moyennes.

Notes
968.

Son épouse est la seule être classée parmi les professions paramédicales. Sur l'acte de naissance, la profession indiquée est accoucheuse.

969.

Voir annexe n° 10, la part des natifs du Rhône dans les groupes professionnels. L'analyse de l'autorecrutement chez les petits commerçants n'a pas grand sens car ce groupe se renouvelle à partir des migrations et, par construction, les migrants sont quasiment absents de l'échantillon.

970.

L'effectif théorique de cette case est de 8 et il y dix individus qui y sont observés. Le chi 2 calculés sur 4 cases n'est pas significatif.

971.

Claudius Reynon, Le fils du charcutier, p. 18 et 36. Les charcutiers, par exemple, ne se rallient qu'après la guerre et avec bien des réticences au principe de la fermeture une demi-journée par semaine. Avant, les deux jours de fermeture de la Semaine Sainte étaient les seuls de l'année.

972.

Henri Béraud, La Gerbe d'Or, p. 80

973.

Henri Béraud, La Gerbe d'Or, p. 159

974.

Sur les coiffeurs, voir Paul Gerbod, "Les coiffeurs en France (1890-1950)"; Le Mouvement Social, n° 114, janvier-mars 1981, p. 71-84. L'auteur remarque (p. 74) que chez les coiffeurs, l'accession au patronat se fait le plus souvent par filiation dynastique. Le fils ou la fille "reprend" sans heurt la boutique, le mobilier et la clientèle.

975.

En ne tenant pas compte de l'âge, un seul exemple a été enregistré : celui de Benoît Descotes, un fils de boulanger qui est employé de commerce à 27 ans, âge de son père à la naissance mais qui est inscrit comme négociant en 1906, date à laquelle il a 32 ans.

976.

En dépit de la faiblesse des effectifs sur lesquels je raisonne, iI semble évident que les coiffeurs ont des itinéraires assez différents de ceux des autres commerçants, qui tient peut- être a leur meilleure Intégration urbaine mais aussi à des possibilités de réussite sociale plus affirmées.

977.

L'effectif théorique est de 5,3 et on observe 5 cas.

978.

Voici le cas de Philibert Rivoire en est un bon exemple. A 53 ans son père est garçon tripier rue Saim-Pierre-de-Vaise. En tant que tel il a été classé parmi les employés de commerce mais son prestige social ne doit pas être comparable à celui d'un employé de banque. Son fils est inscrit sur les listes électorales comme chaudronnier de 1896 à 1936. Il travaille à Vaise pendant toute sa vie, chez Bonnet-Spazin, puis chez Lumpp. un constructeur mécanicien et enfin aux Docks Lyonnais.