3. Les travailleurs manuels

L'hérédité sociale des travailleurs manuels -c'est à dire les individus classés dans les groupes ouvrier ou artisan, ouvrier et manœuvre - à une évolution inverse de celle des classes moyennes. Alors qu'elle diminue pour ces dernières, elle progresse nettement dans le monde ouvrier. Un fils de manuel sur deux reste un travailleur manuel dans la première cohorte mais trois sur quatre dans la seconde. L'évasion du travail manuel, possible dans la première cohorte devient très difficile dans la seconde cohorte. Pour les fils de travailleurs manuels de la première cohorte qui abandonnent l'atelier ou l'usine, le bureau, le magasin ou la banque sont des débouchés faciles. Cela ne signifie aucunement qu'il s'agisse là d'une prédisposition particulière. Les effectifs importants -19 fils d'ouvriers ou artisans devenus employés, 10 fils d'ouvriers- correspondent aux effectifs attendus en fonction des marges du tableau n° 85 979 . En particulier, à ce niveau d'analyse, rien ne prouve que ce cheminement soit plus aisé pour un fils du groupe ouvrier ou artisans que pour un fils du groupe ouvrier. Au contraire, pour un fils de manœuvre, franchir la même barrière est déjà plus compliqué. Ce qui était un parcours conforme à révolution de la société à la veille de la première guerre mondiale se transforme en un cheminement rare et plus exceptionnel pour la seconde cohorte. En fonction des marges du tableau n° 86, 10 fils d'ouvriers ou artisans et 8 fils d'ouvriers auraient dû devenir employés. Or les premiers ne sont que 3 et les seconds que 2 à l'être réellement devenus. Il y a donc passage en une génération d'une situation où être fils de travailleurs manuels n'était ni un avantage ni un inconvénient pour devenir employés à une situation où ce type de filiation entraîne un sérieux handicap pour s'intégrer aux classes moyennes d'où la fermeture du monde ouvrier. Ce point est important.

Comment ces mutations se traduisent-elles pour les individus ? Les tisseurs constituent la catégorie la plus nombreuse dans le groupe des ouvriers ou artisans de la première cohorte. Ils sont 28 et 26 d'entre eux sont mariés avec une tisseuse. Que sont devenus leurs fils ? L'examen des itinéraires montre qu'ils se sont répartis dans tous les groupes au prorata desmarges : 4 sont devenus ouvriers, 8 employés et 7 sont restés dans le même groupe que leur père. Peut-on alléguer une fécondité différentielle selon la fortune ou un intérêt plus prononcé pour la scolarité des enfants dans certaines familles ? A l'évidence, les statistiques ne permettent pas de comprendre ce qui explique tel ou tel orientation de carrière. La position sociale du fils ne dépend pas de l'âge du père bien qu'une nette différence ait été constaté sur ce point pour l'ensemble de l'échantillon. Pour les fils de tisseurs, ce paramètre n'est pas discriminant. La seule spécificité de ce groupe est une légère propension à rester à la Croix-Rousse bien après la disparition de la fabrique pour ceux qui y sont nés. Cet attachement au quartier est bien mis en lumière par une enquête ethnographique 980 .

Trois biographies illustrent le devenir de ces fils de travailleurs manuels. J'ai retenu deux itinéraires de fils de tisseurs et un de fils de teinturier. L'itinéraire de René Brun illustre l'insertion de ces fils de tisseurs dans les classes moyennes. Son père est un jeune tisseur qui travaille avec son épouse, passage Sibille-Bergeon. Les deux témoins de la naissance sont un oncle maternel et l'aïeul paternel. Tous deux sont tisseurs. Son père n'a que 25 ans à la naissance de son fils. Ce dernier est probablement l'aîné d'une famille d'au moins quatre enfants comme le laissent supposer les listes nominatives de 1896 et 1901. C'est une famille assez typique de tisseurs 981 . En 1896, René est employé. Il se marie en 1898. Son épouse est née à Lyon. Le recensement la présente parfois comme sans profession et parfois comme couturière ou culottière. A la veille de la guerre, René est caissier, puis il devient caissier-comptable pendant l'entre-deux-guerres selon les listes électorales (pour le recensement, il est clerc de notaire). Durant toute cette période, il vit avec son épouse et aucun enfant n'est jamais signalé. Après la guerre et un bref séjour sur les pentes de la Croix-Rousse, il revient habiter dans l'immeuble où il est né 982 . Tel est l'itinéraire d'un fils d'une vieille famille de tisseurs amené à se reconvertir en raison du déclin de la fabrique. Si son itinéraire est fréquent, il n'est pas exclusif d'autres itinéraires qui vont entraîné des fils de canuts vers d'autres ateliers que ceux de tissage.

Emmanuel Mollard est de ceux là. Sur son acte de naissance son père est enregistré comme maître-tisseur et sa mère est tisseuse, le premier témoin est guimpier et le second tisseur. Cette famille de tisseurs vit sur la rive gauche du Rhône. Ils sont peu nombreux à être dans ce cas 983 . En 1896, Emmanuel Mollard est toujours installé aux Brotteaux, à deux pas de la maison où il est né. Il vit avec sa mère, veuve, et son oncle. Son oncle et sa mère travaillent toujours sur le métier mais lui est ouvrier ébéniste. Les années suivantes les listes électorales le présentent comme ébéniste et les listes nominatives précisent qu'il est patron. Stabilité sociale mais changement de secteur professionnel.

La vie de Benoit Guenon est révélatrice des changements de secteurs d'activité même s'il n'y a pas de mobilité sociale. Né à Saint-Georges dans le Vieux-Lyon, il est ouvrier peintre-plâtrier. Son père est teinturier et sa mère tisseuse. Ses aïeuls paternel et maternel sont les témoins de la naissance. Tous deux sont tisseurs. En 1896, il vit avec quatre frères et sœurs au domicile paternel. En 1904, il épouse Etiennette Brun, aux Brotteaux et s'y installe. Ils auront trois fils. Peintre en bâtiment, il travaille parfois comme salarié et parfois comme patron. Son fils aîné est d'abord apprenti ciseleur, à 15 ans, puis il est ciseleur chez Bouillet et Bourdelle, des entrepreneurs de Villeurbanne, "créateurs en France de tout le matériel de table en acier inoxydable". Son frère cadet y travaille également comme orfèvre. Sur quatre générations, on peut suivre le glissement d'un secteur à l'autre au sein du monde ouvrier - soierie, teinturerie, bâtiment, métallurgie - et ce glissement sectoriel se double d'un glissement spatial, de la rive droite de la Saône vers les quartiers neufs de la rive gauche. Il est probable que les fils, à leur départ du domicile parental se sont installés à Villeurbanne 984 .

Les glissements d'un secteur à l'autre sont la norme pour les fils d'ouvriers ou d'artisans de la seconde cohorte. Plus nombreux sont ceux qui deviennent ouvriers que ceux qui conservent la même position sociale que leur père. Pour l'essentiel, le père est dans des secteurs traditionnels, stagnants ou en déclin, et le fils s'insère dans les nouveaux secteurs en expansion comme la métallurgie et l'automobile. Les ouvriers de la deuxième cohorte sont aussi nombreux à être fils d'ouvriers que fils d'ouvriers ou artisans. Voici un ouvrier de la seconde cohorte qui symbolise bien ces mutations. Joseph Quille est né aux Brotteaux, rue Montgolfier, une petite rue où des masures ont été bâties à la hâte sur les terrains des Hospices civils. Son père est apprêteur et sa mère couturière. Il est vraisemblablement l'aîné puisque sa mère n'a que 17 ans à sa naissance. Le grand-père accompagne son fils à la mairie pour signer l'acte de naissance. Il est applicateur de ciment. De 1921 à 1936. l'itinéraire de Joseph Quille s'inscrit tout entier au quartier des Charpennes, à Villeurbanne. Il y meurt en 1947. Pour les listes électorales, il a été toute sa vie ajusteur. En 1938, l'annuaire Fournier précise "ouvrier ajusteur électricien". Il est donc bien le modèle de ces fils d'ouvriers traditionnels qui s'intègrent dans les nouvelles filières industrielles 985 .

Notes
979.

Le chi 2 correspondant, calculé sur quatre cases est inférieur à son seuil de signification. Il s'agit d'une situation d'indépendance et les flux observés sont donc conformes aux effectifs théoriques.

980.

Pierre Mayol et Luce Giard, L'invention du quotidien. 2/Habiter. Cuisiner, préface de Michel de Certeau. UGE, 1980, 316 p. Tout le chapitre Habiter est consacré a une famille Croix- Roussienne arrivée sur les pentes en 1933.

981.

Statistique des familles, 1906, Etat de la population, p. 19 et 20. En 1906, après plus de 25 ans de mariage, une famille de tisseur compte en moyenne 4,9 entants s'il s'agit d'un tisseur salarié et 4 s'il s'agit d'un patron.

982.

Un de ses frères cadets habite le même immeuble en 1931. Il est lui aussi comptable.

983.

Parmi les tisseurs, ils ne sont que 5dans ce cas alors que 17 vivent à la Croix-Rousse. Les autres sont installés sur la rive droite de la Saône, dans le quartier Saint-Georges.

984.

Ce suivi sur quatre générations est un peu chanceux car les aïeuls sont témoins à la naissance de l'individu sélectionné dans l'échantillon et ses fils ont vécu assez longtemps avec lui pour que j'ai pu suivre le début de leur carrière.

985.

Les ajusteurs sont fortement surreprésentés dans cette génération comme nous l'avons vu.