L'un des points essentiels d'une étude de la mobilité sociale porte sur le fonctionnement de l'hérédité sociale au sein de l'élite Pour les catégories supérieures, le plus étonnant est la faiblesse de l'hérédité sociale observée dans la première cohorte. Sur les 21 fils des négociants ou de cadres supérieurs, seuls quatre restent au même niveau. Tous les autres enregistrent un déclassement qui se manifestent le plus souvent par l'entrée dans le groupe employé. Dix fils de négociants ou d'industriels font l'expérience de ce déclassement, c'est à dire un sur deux. Le nombre de fils de négociants devenus employés est conforme à l'effectif théorique, c'est à dire que si rien ne prédispose un fils de bonne famille à devenir employé rien ne le protège contre le déclassement. Ce résultat n'est pas en harmonie avec ce que l'on dit généralement de la société française où les héritiers sont bien protégés. Cela n'est-il pas le résultat d'un biais dans l'observation de leur carrière ? Ces fils n'enregistrent-ils pas ensuite une promotion qui leur permet de réintégrer leur milieu d'origine ? Observant la mobilité intra-générationnelle de la première cohorte, j'ai souligné que le passage employé-négociant était très fréquent et qu'il pouvait être le signe d'une forte contre-mobilité 986 . L'étude précise des appellations professionnelles de ces dix cas permet de répondre. Sur les dix pères, 9 sont inscrits comme négociants sur les actes de naissances et 1 comme marchand de bestiaux. Dans 9 cas sur 10, les fils restent employés, employés de commerce ou employés de soierie pendant toute la période où j'ai pu les suivre 987 . En 1921, un seul d'entre eux devient négociant, le fils du marchand de bestiaux. C'est le seul cas de contre-mobilité avéré. Son itinéraire est un cas d'intégration tardive dans l'aristocratie des soyeux. Léon Dreyfus est né dans la presqu'île. Son grand-père maternel, un rentier qui habite chez sa fille, rue Palais-Grillet, est rentier. Jusqu'en 1911, Léon est inscrit comme employé sur les listes électorales mais le recensement le présente comme représentant (patron). Il habite avenue de Saxe, aux Brotteaux. En 1909, il a épousé Gabrielle Hirtz dont les parents résident à Alger mais qui est domiciliée boulevard Pereire à Paris 988 . Leur ménage emploie alors deux domestiques et un chauffeur. Pendant 1'entre-deux-guerres, les listes électorales présentes Léon Dreyfus comme négociant en soieries et le recensement comme commissionnaire en soieries. Sa réussite sociale s'affirme : il n'accède pas aux numéros impairs du Boulevard des Belges mais il élit domicile au 3 rue Garibaldi dans une résidence de luxe située juste en face des prestigieux hôtels particuliers. En 1936, il est devenu membre du cercle du Commerce. A cette date, son fils est ingénieur chimiste.
Cet itinéraire est assez riche mais il ne doit pas masquer le mouvement de déclassement des fils de famille dans cette cohorte. Leurs pères sont plus âgés que la moyenne or nous avons vu que c'était plutôt un avantage. Ce n'est pas le cas pour les fils de négociants. On ne peut en déduire pour autant que tous soient des cadets mais cela n'est pas impossible. D'ailleurs, vu la taille des familles de négociants à Lyon, il est probable que les fils de négociants de l'échantillon soient plutôt des fils cadets que des fils aînés puisque ces familles comptent souvent plus de trois fils. De manière générale, plus les familles sont nombreuses et plus sont réduites les chances de sélectionner, dans un sondage au hasard, les aînés. Evoquant le lien entre natalité et mobilité sociale, Guillaume de Bertier de Sauvigny interprète le déclin du taux de natalité en France comme un élément favorable à la démocratisation de la société car la descendance limitée des élites ouvre des possibilités d'intégration aux individus des classes inférieures. Au contraire, une fécondité élevée des élites favoriserait la perpétuation d'une aristocratie de droit ou de fait 989 . A vrai dire, cette interprétation est logique mais ne correspond pas à la réalité des élites lyonnaises que l'on peut sans doute comparer à la bourgeoisie du Nord dont les liens avec la bourgeoisie lyonnaise sont connus : les Isaac en sont originaires, les Gillet sont liés aux Motte... David Landes et Bonnie Smith ont étudié les grandes familles du Nord 990 dont la descendance est très nombreuse. Sur les raisons de cette forte fécondité Bonnie Smith et David Landes divergent, n'accordant pas au catholicisme la même importance, mais il n'en demeure pas moins que le phénomène démographique est indubitable. A sa mort en 1940. Marie Motte laisse derrière elle quatre générations de neveux et de nièces qui ne sont pas moins de ... 1388 991 I Et comment ne pas rappeler le cas d'Auguste Isaac, médaille d'or de la famille française, qui meurt en 1936 en laissant derrière lui 64 petits-enfants. Les conséquences sur l'hérédité sociale ne sont pas minces. A la fin du XIXe siècle, la situation devient très délicate pour les cadets qui ne trouvent plus de place libre dans le Nord usinier et pourtant il faut bien "une cheminée qui fume" pour s'établir.... Pour les plus dynamiques, la seule solution est l'émigration. Et l'on retrouve des cadets des familles textiles du Nord dans la région de Pawtucket, zone cotonnière du Rhode Island ou en Afrique du Nord 992 . Des entretiens avec des descendants de grandes familles m'ont permis de constater que le débouché colonial n'était pas inconnu des cadets lyonnais. La chambre de Commerce de Lyon s'attache d'ailleurs à favoriser la colonisation lyonnaise. En mars 1914, par exemple, elle patronne le congrès des colons français d'Afrique du Nord qu'a organisé le syndicat de la colonisation lyonnaise en Tunisie 993 .
Le déclassement des fils de famille n'est donc pas le résultat d'un artefact méthodologique mais une réalité. Il reste cependant que l'autorecrutement des élites -sur quatre négociants ou cadres supérieurs seul un seul est né dans ces groupes- semble faible au regard des comparaisons internationales. Aux Etats-Unis, R.Bendix et F.W.Howton ont montré que 70% des entrepreneurs nés en 1861-1890 et 69% de ceux nés en 1891-1920 étaient des fils d'industriels 994 . J.N. Ingham, qui a étudié les industriels de la métallurgie dans six villes différentes à la fin du XIX» siècle a établi que les fils d'industriels dépassaient toujours 58% de la catégorie et qu'ils atteignaient même 78% à Philadelphie 995 . Au Royaume-Uni, H. Perkin décèle, parmi les industriels en activité de 1900 à 1919, 59,6% fils d'industriels et ce pourcentage est de 54,6% pour ceux de l'entre-deux-guerres 996 . Les résultats obtenus par Hartmut Kaelble en Allemagne vont dans le même sens : 53% des industriels tant en 1871-1914 qu'en 1918-1933 sont fils d'industriels 997 .
Comment expliquer ce renouvellement des élites lyonnaises ? Il n'est pas question de considérer le chiffre de 25% d'autorecrutement (voir tableau n° 89) obtenu à partir d'un échantillon peu nombreux comme un absolu, d'autant que la marge d'erreur, après tous les filtres subis depuis la sélection initiale n'est plus mesurable et dont il est probable que le poids des cadets accentue la faiblesse. Pourtant ce fort renouvellement n'est pas contradictoire avec ce que l'on sait du patronat lyonnais. La tendance générale repérée - renouvellement avant la première guerre mondiale et fermeture après - est en harmonie avec les recherches de Pierre Cayez 998 . Et elle ne contredit pas les connaissances générales sur le patronat français : en 1912, un patron sur trois n'est pas originaire des couches supérieures mais, en 1939, il y en a moins d'un sur six 999 .
A Lyon, l'évolution du capitalisme commercial au capitalisme industriel s'est soldée par de très nombreuses faillites dans les années 1882-1888 et ce passage ne s'est pas opéré sans dommage : "la bourgeoisie lyonnaise n'a pas réussi un transfert massif du commerce à l'industrie 1000 . Beaucoup de négociants en soie ont été ruiné lors du krach de l'Union Générale. Jean Bouvier évoque l'engouement qui a saisi alors "les grands noms... les grandes fortunes de la région". La Chambre de Commerce le reconnaît : "A la fin de 1881, les spéculations de Bourse et le renchérissement sensible de l'argent distraient l'attention du marché de la soie...Beaucoup de capitaux se sont détournés du commerce régulier pour les porter à la Bourse, où ils étaient attirés par une grande hausse des valeurs et le prix élevés des reports. Aussi un grand nombre de nos fabricants en étaient arrivés à limiter leur production et leurs achats de soies au strict nécessaire... 1001 " Et Pierre Cayez de souligner les clivages nouveaux : "Les mutations après décès permettent de constater l'ascension d'une catégorie de moyens entrepreneurs et 'd'hommes d'affaires", banquiers ou autres qui par les sièges d'administrateurs multiples pouvaient contrôler révolution d'une part importante de l'industrie régionale. Les premiers étaient tous de nouveaux riches, artisans ou petits entrepreneurs accédant à la haute bourgeoisie 1002 ". Ce processus de restructuration de l'économie régionale s'est accompagné du départ pour Paris de très grands bourgeois, tels Henri Germain ou Jean-Marie Bonnardel 1003 . Et après tout, le type môme de cet industriel nouveau, innovateur technique parti de rien ou presque n'est-il pas Marius Berliet 1004 ? Né en 1866 sur la colline de la Croix-Rousse, il est pratiquement de la même génération que les électeurs de la première cohorte, il est l'aîné de sept enfants. Il suit les cours d'un instituteur privé de l'école de la Petite Eglise 1005 . A en croire son hagiographie, le père avait ce type de conversations avec son aîné : "Marius. sais-tu quelque chose des Gillet ? Marius répond avec sa concision habituelle : les Gillet valent maintenant dix millions. " Et le biographe de commenter : "La France ignore tout de l'Amérique en cette fin de dix-neuvième siècle et, déjà, Marius Berliet utilise la dialectique de l'Américain et son échelle de valeurs." 1006 "Son père est "effrayé par le chemin "parcouru entre la vie misérable du canut d'autrefois et la prospérité du présent qui permet aux Berliet de pénétrer, par effractions successives, dans la petite bourgeoisie lyonnaise 1007 ." L'exemple des frères Lumière va dans le même sens. Auguste et Louis sont un peu plus âgés (1862 et 1864) et que l'ascension familiale, plus encore que pour Berliet, a été initiée par le père. Le peintre-photographe Lumière arrive à Lyon en 1870. Auguste et Louis Lumière sont élèves de l'école La Martinière. En 1881 le père installa l'usine de Montplaisir, en dehors de l'octroi et il fait bâtir, au tournant du siècle, le château Lumière, véritable "folie bourgeoise" à l'écart des demeures de la bourgeoisie traditionnelle comme Marius Berliet fera bâtir, quelques années plus tard, le château d'Esquirol. On est loin des numéros impairs du boulevard des Belges...
Dans la seconde cohorte, ce type d'itinéraires est beaucoup moins fréquent car l'hérédité sociale et l'autorecrutement ont nettement progressé. Il faut dire que dans le môme temps les fils de la bourgeoisie se sont plus souvent engagés dans des études supérieures.
Voir IX.C.3.
Tous sont encore présents en 1921 et quatre ont été suivis jusqu'en 1936.
Sur l'acte de mariage, son pire est maintenant présenté comme rentier.
Bertier de Sauvigny de Guillaume, "Population Movements and Political Changes In Nineteenth-Century France", p. 308-316 in Rowney D.K. and Graham J.Q. (ed). Quantitative History, selected readings in the quantitative analysis of historical data, Homewood, Illinois, The Dorsey Press, 1969,480 p.
Landes David, "Religion and Entreprise, the Case of the French Textile Industry", Carter Edward C., Forster Robert, Moody Joseph H. (ed), Enterprise and entrepreneurs in nineteenth and twentieth century France, Baltimore, John Hopkins University Press, 1976, p. 41-86
Landes David, "Religion and Entreprise", p. 81.
Landes David, "Religion and Entreprise", p. 81. "The more enlerprising roubaisiens moved out lo other pastures-to thé United States, where there is a véritable cotony of them In thé Pawtucket area, to French North Africa...". Sur le débouché qu'offre l'Afrique aux ambitieux, voir Brunschwig Henri, L'Afrique Noire au temps de rEmpire frança/s.Paris, DenoSI. 1988, surtout, le chapitre Intitulé Louis-Gustave Binger. un "self made man" français, p. 133-153, orphelin alsacien devenu gouverneur de Côte- d'IvoIre puis homme d'affaires. Voir aussi Daniel Rivet, Lyautey et l'institution du protectorat français au Maroc. 1912-1925. tome 1, Paris, L'Harmattan, 1988, p. 77-81. On y décèle un filière qui ramène a Lyon. Jonnarl, député du Pas de Calais, membre influent du lobby colonial - il est passé par l'Ecole Libre de Sciences Politiques dont le fondateur Emile Boutmy est un ami de Lyautey - est le gendre d'Edouard Aynard. Le beau-frère de Jonnart, Raymond Aynard sera son chef de cabinet lorsqu'il sera ministre des Travaux Publics. "Le Maroc devient, dans cette perspective, un plaque tournante où se croisent des jeunes gens héritiers d'un nom, d'une culture, d'un savoir- vivre et d'un savoir-faire." op. cit. p. 80
ADR 4M 503. note du 21 mars 1914.
R.Bendix et F.W.Howton.'Social Mobility ans thé American Business Elite* In S.M. Llpset et R.Bendix, Social Mobility in Industriel Society. p. 122.
J.N. Ingham "Rags to Riches revisited : The Effect of City Size and Relaled Factors on The Recruitment of Business Leaders ", Journal of American History (1976), p. 634
H.Perkin."The Recruitment of Elites in British Society since 1880". Journal of Social History (hiver.1980), p.97
H. Kaelble. Social Mobility to the 19th and 20th Centuries, Europe and America in Comparative Perspective, p.89
Pierre Cayez."Quelques aspects du patronat lyonnais pendant la deuxième étape de l'industrialisation", Maurice Levy-Leboyer, Le Patronat de la seconde industrialisation, 1979. p. 191-200 et Pierre Cayez, Crises et croissance de l'industrie lyonnaise, 1850-1900. Editions duC.N.R.S., 1980, 357 p.
Voir Maurice Levy-Leboyer. "Le patronat français. 1912-1973". Maurice Levy-Leboyer(ed), Le Patronat de la seconde industrialisation, 1979. p. 142.
P. Cayez. Crises et croissances..., op.cit. graphique n° 58. p.330 et p. 333
Compte rendu des travaux de la Chambre de Commerce de Lyon, 1681 cité par Bouvier Jean, Le krach de l'Union Générale, 1878-1885. Paris, PUF, 1960.308 p. p.113
P. Cayez, Crises et croissances..., op.cit. p. 353
Voir Jean Bouvier, "Une dynastie d'affaire lyonnaise au XIXe siècle : les Bonnardel" in Jean Bouvier. Histoire économique et histoire sociale, Genève, Droz. 1968, p. 219-239. Jean Bouvier, évoquant la réussite de Jean-Marie Bonnardel de la batellerie aux grandes affaires, note (p. 230) : "En 1894. comme pour consacrer l'évolution produite, il quitte le terrain lyonnais et s'installe définitivement à Paris. 44. avenue des Champs Elysées. C'en est fait : ce fils du capitalisme lyonnais abandonne en pleine force de l'âge, à 46 ans, le milieu qui l'a formé." C'est le moment où les membres de la première cohorte étudiée arrivent à l'âge adulte.
Son père est successivement canut et petit industriel en gaufrage de tissus et apprêts spéciaux pour la chapellerie.
Les adeptes de la Petite Eglise sont des schismatiques qui rejettent le Concordat conclu en 1801 entre le Pape Pie VII et Napoléon 1er. Cela contribue à donner à Berliet ce côté janséniste que David Landes dit avoir vainement cherché chez les patrons du Nord. Voir David Landes "Religion and Enterprise".
Saint-Loup, Marius Berliet,l'inflexible. Paris, Presses de la Cité, 1962.314 p., p. 18
Saint-Loup, Marius Berliet. p. 18 il n'est pas membre d'un cercle mais est au Rotary Club et à ACR Membre du conseil d'administration de l'ECL, Marius Berliet, qui a fréquenté les petites classes du lycée Ampère et travaillé dés l'âge de 17 ans, est inscrit comme ingénieur dans l' annuaire du Tout-Lyon I