II est délicat de mesurer le rôle joué par les études supérieures dans le choix d'une carrière et d'observer l'inflexion provoquée par un passage plus ou moins long sur les bancs d'une faculté. D'une part, les listes électorales renseignent mal sur la nature des études suivies et on ne connaît pas le résultat des études ; d'autre part, je l'ai indiqué lors de l'étude du départ de la ville, les étudiants sont beaucoup plus mobiles que l'ensemble de la population. Ceux qui restent quinze ans à Lyon sont une minorité et leur poids dans les deux échantillons à partir desquels j'étudie la mobilité sociale est plus faible que parmi les effectifs initiaux de la cohorte : parmi les membres de la première cohorte pour lesquels une profession a été indiquée, les étudiants sont 11% mais ils ne représentent que 5% de l'échantillon final construit pour étudier la mobilité sociale ; pour la seconde cohorte, les mêmes chiffres s'élèvent à 15% et 12%. A l'évidence, la progression des effectifs étudiants d'ailleurs plus faible qu'au plan national 1009 - s'est faite grâce à la progression de la souche locale plus que par une extension du recrutement : 38% des étudiants de la première cohorte sont natifs de Lyon mais 55% de la seconde. Cette progression du nombre des étudiants n'a pas diminué les inégalités sociales du recrutement. Dans la première cohorte, 19% des fils de négociants, d'industriels et de cadres supérieurs suivaient des études. Parmi les fils de tous les autres groupes, la part n'était que de 3%. Une génération plus tard, ce sont 53% des fils de négociants, d'industriels ou de cadres supérieurs qui font des études et 7% des fils de tous les autres groupes réunis. Cela signifie que en dépit de la progression du nombre des étudiants en une génération, la disparité entre fils de négociants ou de cadres supérieurs et les autres s'est accentuée 1010 .
Le tableau porte sur les dix électeurs inscrits comme étudiants en 1896 et figurant dans l'échantillon construit pour l'étude de la mobilité sociale de la première cohorte et sur 23 étudiants de la seconde cohorte. J'ai indiqué la profession du père à la naissance et la profession de l'étudiant après quinze ans d'observation, soit à 36-37 ans.
Dans la première cohorte, quatre étudiants ne sont pas fils de négociants ou de cadres supérieurs. Deux sont fils de tisseurs, un fils d'un garçon de peine, un fils d'employé de commerce. Le fils du garçon de peine est étudiant au grand séminaire de Fourvière mais il ne devient pas prêtre. Il se marie une première fois en 1903 et une seconde en 1913. En 1906 et 1911. je ne l'ai pas retrouvé dans les listes électorales mais en 1921. il est inscrit comme employé. Il est présent sur les listes électorales jusqu'en 1931. A cette date, l'indicateur Henry précise qu'il est employé du gaz. Son itinéraire est exceptionnel - un seul autre fils de manœuvre quitte la classe ouvrière 1011 , un fils de crocheteur de Vaise devenu employé - et son passage par le grand séminaire n'y est sans doute pas étranger. Le seul cas de forte promotion et réussite sociale avéré a déjà été étudié, c'est celui du docteur Frappaz, né dans l'ambiance de la fabrique et devenu médecin-chef de l'hôpital de Villeurbanne.
Dans la seconde cohorte, 12 étudiants sur 23 ne sont pas fils de négociants ou de cadres supérieurs. Pour cinq fils d'employés, on connaît la profession à 36 ans. Tous les cinq sont devenus négociants, industriels ou cadres supérieurs. Dans le même temps, aucun des fils d'employés devenus cadres moyens n'a été auparavant inscrit comme étudiant. Sur les trois fils d'ouvriers ou artisans à avoir été étudiants, le premier est devenu employé de banque, le second comptable et le dernier, toujours inscrit comme étudiant en 1936, est fabricant de meubles et tapissier selon l'indicateur 1012 . Enfin, le seul fils d'ouvrier à avoir été étudiant, Marcel Plassard dont j'ai déjà retracé l'itinéraire, est aussi le seul à être devenu industriel après des études d'ingénieur 1013 . Les études supérieures deviennent la condition sine qua non de la mobilité ascendante pour ce groupe... Au total, tous les individus nés dans le monde ouvrier ou dans une famille d'employés qui ont fait des études ont amélioré leur position sociale par rapport à leur père, ce qui prêcherait en faveur du rôle positif qu'a pu avoir l'enseignement pour la mobilité ascendante mais en raison de la faiblesse des effectifs, je me garderai bien d'être affirmatif sur ce point. Le débat est trop complexe pour être tranché en fonction de si faibles effectifs 1014 . En revanche, il est sûr que l'attitude des négociants à l'égard des études de leur fils a changé entre les deux cohortes. Dans la première, seuls trois fils de négociants ou industriels sur 19 sont inscrits comme étudiants sur les listes électorales lors de leur arrivée à l'âge adulte mais ils sont 7 sur 15 dans la seconde cohorte 1015 . Cette progression est d'importance. Pour les fils de négociants et d'industriels de la seconde cohorte, les diplômes universitaires deviennent le meilleur moyen de protéger leur statut social..
Archives de l'E.C.L.. Carton Nationalisations, chemise Société sous séquestre, Rapport du 22 janvier 1945. [ce document m'a été indiqué par François Robert. Je l'en remercie.]. L'Ecole Centrale de Lyon aurait eu, à en croire un rapport fait au Commissaire de la République Yves Farge, en janvier 1945, une fâcheuse réputation. Sa mission, selon ce rapport, aurait été "de fournir à peu de frais intellectuels, un titre aux fils déficients d'une certaine bourgeoisie". Les promotions de l'ECL ont beaucoup variées dans le temps. Le livre du centenaire op. cit. fournit les indications suivantes sur le nombre d'élèves (p. 42,62.155 et 181)
1860-1869 | 170 |
1870-1902 | 520 |
1903-1929 | 1820 |
1931-1939 | 260 |
Ces constatations vont dans le droit fil de celles de Henri Mendras et Michel Forsé. Dans la période 1880-1914, "il y a peu d'emplois et peu de diplômes..." Très peu nombreux, les diplômés sont en compétition, quelle que soit leur origine sociale, avec des non-diplômés ; ils ne font pas prime sur le marché, mais ils se placent. Grâce au système des bourses, le diplôme permet une mobilité sociale, limitée mais réelle.
Dans l'entre-deux-guerres, on constate un accroissement important du nombre des étudiants, dû en partie au développement de la gratuité de l'enseignement secondaire. Mais le marasme était tel que le nombre des emplois de cadres ne pouvait guère augmenter. On observe alors un changement très net de la bourgeoisie, qui envoie ses fils et, à moindre degré, ses filles prendre leur grade, parce que le nombre de places augmente peu, alors que le nombre d'étudiants s'accroît. On peut en conclure que les chances de mobilité sont sensiblement moins fortes pour les enfants de classes inférieures, soumis à une compétition plus forte des enfants de bourgeois. Inversement le maintien intergénérationnel pour les enfants de la bourgeoisie est facile, à condition qu'ils acquièrent des diplômes et c'est ce qu'ils font. 1016 "
La relation entre l'enseignement et la mobilité sociale a été l'un des débats des vingt-cinq dernières années. Il suffit de citer Les héritiers (1964) de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron et L'inégalité des chances (1973) de Raymond Boudon pour baliser les positions les plus tranchées d'un débat qui a dépassé les frontières nationales. Dans Le changement socia, Tendances et paradigme, Paris. A. Colin. 1983. Voir le chapitre Enseignement et mobilité sociale en France depuis un siècle, p. 173-179. où ils appliquent le modèle défini par Raymond Boudon (La logique du social. 1979. Structures avec effets de neutralisation et effets divergents, p. 132-144) aux données françaises.
II faut rappeler que les étudiants représentent 10% des 19-22 ans selon Fritz Ringer op. cit. en 1896 et 20% en 1921.
Le Chi 2 calculés sur 4 cases passe de 5, c'est à dire à la limite de la significativité, à 33. Dans le modèle théorique de Boudon. la disparité diminue, ce qui n'est pas le cas lorsque l'on compare mes deux échantillons.
Ce dernier figure sur la table de mobilité alors que le cas étudié, le fils du garçon de peine, est rangé dans la table parmi les divers car sa profession n'est pas connue à la date exigée pour une stricte comparaison avec le père.
II est d'ailleurs difficile de se prononcer sur ce cas car son père, originaire d'Aubusson dans la Creuse, haut lieu de la tapisserie, ébéniste, travaille dans l'entreprise avec son fils. Fiche n° B039.
Ce n'est pas sa profession en 1936 qui a été retenue pour la table de mobilité sociale mais l'appellation de 1931, étudiant. Il figure donc dans cette table sous la rubrique cadre supérieur.
Pour un aperçu de ce débat et un essai d'explication du paradoxe d'Anderson (la faible liaison entre la position relative d'un fils et de son père et leur niveau relatif de diplôme), voir Claude Thétot. Tel père, tel fils ?. p. 141-149
Rappelons que l'ingénieur fils d'ingénieur est Georges Villiers et que l'ingénieur fils du maître de Conférences est Clément Rigollot, le fils du directeur de l'E.C.L.
Mendras Henri et Forsé Michel, Le changement social, p. 176. Un graphique comparant le nombre d'étudiants et le nombre d'emplois de cadres entre 1875 et 1975 accompagne cette analyse. Voir p. 177