A l'examen des deux cohortes, les différences apparaissent très nettement. Pendant le laps de temps où l'on peut strictement comparer le devenir des enfants de Troisième République et des enfants du XX» siècle - les quinze premières années de leur vie d'adulte - il est clair que les premiers sont nettement avantagés. D'une part, leurs changements résidentiels ne sont pas bridés par les disponibilités et leur installation privilégié sur la rive gauche du Rhône ne les ont pas empêché de connaître une vie de quartier assez riche, souvent dans la partie ancienne de la ville où il est plus facile de prendre conscience de la stratification sociale. Là, les groupes sociaux sont plus mêlés que dans les quartiers périphériques et la possibilité du changement est plus évidente. Pour les membres de la seconde cohorte, leurs fils potentiels, le nombre des déménagements chute nettement. La période n'est pas favorable à la conquête rapide de l'autonomie par rapport à la famille alors que, vraisemblablement, cette génération a eu plus que la précédente le souhait de prendre ses distances. Et dans le domaine social, la situation n'est pas plus brillante pour ces fils du siècle. Si la mobilité professionnelle ne se réduit guère par rapport à la génération de leur pères, sa signification concrète change de sens. Le chemin franchi en quinze ans, est toujours plus court que trente plus tôt. Surtout, la mobilité sociale se dégrade. L'ascension se fait rare. Plus enfermés dans leur quartier que leurs parents trente ans plus tôt, ces fils du siècle sont aussi plus enfermés dans leur groupe social. Et s'ils comparent leur trajectoire à celles de leur père, ils ont toutes les raisons de se sentir frustrés.
Ces jeunes se sont sentis brimés par l'époque. C'est ce qu'exprimé deux hommes à peine plus jeunes qu'eux, nés en 1905-1906. De Nizan, on connaît le célèbre "J'avais 20 ans et je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie ". De Maxence, il faut lire sa préface à Histoire de dix ans : "Si notre combat a un sens, c'est celui d'une génération (ou d'un groupe d'hommes comme on voudra) qui pour se trouver une raison de vivre, qui pour vivre, a dû constamment s'opposer à l'atmosphère et aux atteintes de son temps. Notre expérience est une expérience contre l'époque. C'est vrai pour les plus "révolutionnaires" d'entre nous comme pour les plus "réactionnaires". Nul parmi nous ne s'est satisfait du monde présent ; que les médiocres. Et ce n'était pas là une question d'âge mais d'esprit, un procès d'individus mais de valeurs. L'événement est venu nous chercher. Il nous a forcé à le peser. Le monde nous a saisi, emporté ; il nous a contraint à le rejeter 1017 ."
Jean-Pierre Maxence, Histoire de dix ans (1927-1937). p. 11-12