CONCLUSION GÉNÉRALE

A ne pas démonter les diverses sédimentations générationnelles qui constituent la population d'une grande ville, on peut avoir de sa société une image dont la permanence paraisse la caractéristique principale. Mais si l'analyse se déplace et suit le devenir de générations, alors un paysage différent apparaît dont les mobilités ne sont pas absentes. Sous les générations, la mobilité...

Je crois avoir montré, môme si certains raisonnements portent sur des effectifs faibles, que cette démarche ne nécessite pas des moyens hors de portée d'un chercheur isolé. Plutôt que d'engranger des tonnes de données, il m'a semblé préférable de procéder par sondages raisonnes en fonction des objectifs de la recherche. L'exhaustivité est trop souvent coûteuse et peut-être le jeu n'en vaut-il pas la chandelle. L'histoire n'est pas une science exacte. Savoir qu'un phénomène se produit dans 75% des cas est suffisant. Et peu importe que ce soit 70 ou 80%. Vu les incertitudes des sources, les marges d'erreur statistique sont bien peu de choses...

Le départ de la ville n'est pas rare et le renouvellement de la population urbaine est permanent. Ce sont les hommes jeunes qui sont les acteurs principaux de ce chasse-croisé des individus. En mesurer l'ampleur exacte est difficile mais, au prix de postulats et d'hypothèses, on peut estimer que la grande ville française n'est guère plus stable que les grandes villes de la société américaine. Une différence essentielle existe cependant, non dans les taux d'émigration mais dans l'échelle des mouvements migratoires. A Lyon, le recrutement est essentiellement régional. La ville est intégrée dans un réseau. Noeud régional dans les migrations du quart Sud-Est de la France, elle accueille et redistribue, filtrant au passage les individus. Cette fonction de redistribution la distingue fondamentalement de Paris.

La grande ville est avant tout diversité. Hommes, espaces, réseaux s'organisent selon diverses logiques dont j'ai essayé de rendre compte. La diversité des conditions et des espaces, la conscience des stratifications d'une société sont difficilement interprétables par celui qui n'a pas connu l'apprentissage de la grande ville. Telle est sans doute le handicap majeur dont pâtissent les natifs du rural profond. Leur conception de la ville est trop imprégnée par la société villageoise, plus égalitaire, et dont les mutations sont plus lentes. Etre mobile, c'est avoir un projet, voire une illusion, mais ce sont les rêves qui font courir les hommes, rêve de gloire, de richesse, de prestige, de calme ou de mysticisme... Tous n'ont pas les mêmes rêves et tous ne sont pas également mobiles. Certains sont nés plus mobiles que d'autres, certains n'ont qu'à suivre les rails paternels, d'autres doivent construire un projet avant de tenter de le réaliser. Nous avons pu saisir un certain nombre d'itinéraires de mobiles professionnels et sociaux dans le cadre de la grande ville. Il faut bien se souvenir de deux points. D'une part les listes électorales ne permettent d'appréhender qu'un niveau minimal des mobilités. D'autre part, tous les itinéraires ne se déroulent pas dans le cadre limité d'une ville. En particulier, une ascension par l'école, par les études, ne pourrait pas être constatée dans le cadre de la grande ville. Paris est le passage obligé de ces carrières dont Burdeau est l'archétype. Le concours républicain a nationalisé la mobilité et on ne peut suivre ces itinéraires en limitant son investigation à une grande ville de province.

Comparant le recrutement des élites sous la Restauration et sous la Monarchie de Juillet, c'est à dire la mobilité d'une génération dont la tourmente révolutionnaire a favorisé la réussite de nombreux parvenus et celle d'une génération où l'hérédité des positions a été plus importante, Adeline Daumard soulignait le décalage paradoxal des attitudes mentales et des réalités sociales. Sous la Restauration les familles étaient valorisées, mais les individus réussissaient. Sous le roi bourgeois l'individu était exalté mais les familles se perpétuaient. Pour la génération du début de la Troisième République, les valeurs républicaines de promotion par l'école, les vues libérales chères aux opportunistes se sont réalisées en partie dans les faits, même si la mobilité n'a pas atteint le niveau que certains défenseurs de l'école républicaine aurait souhaité. Pour la seconde génération, le climat change. L'arrivée au pouvoir des radicaux provoque une intervention plus massive de l'Etat mais dès l'entre-deux-guerres le projet social de la République s'essouffle. La mobilité sociale décline. Ce déclin est probablement la cause de la multiplication des études taxinomiques dans les années 1930. La recherche de la distinction devient un moyen d'échapper à une plus grande rigidité de la réalité sociale. Et la diversification des appellations professionnelles scanderait en fait l'échec des stratégies ascendantes. On se consolerait par un raffinement des mots et une sophistication des représentations de la stabilité des positions sociales. Pour la première génération, la réalité correspondait tant bien que mal aux idéaux de la République triomphante, pour la seconde, les malheurs du temps se doublent d'une crise des valeurs.

Ces deux générations constituent dans les deux avant-guerre la génération pivot de la société, celle des trente-cinq quarante ans. Déjà Justin Dromel remarquait, au milieu du Second Empire, que la génération décisive dans la vie politique était celle des hommes atteignant la quarantaine. A l'approche de cet âge, l'Influence de la génération des pères décline et celle des fils prend le relais. Ces constatations expliqueraient pourquoi les périodes politiques iraient par deux. Il est tentant d'appliquer ce type de schéma aux deux générations étudiées môme s'il s'agit d'extrapolations, attitude dont j'ai essayé de me garder le plus possible. Les enfants de la Troisième République, les hommes de la première cohorte, dont Herriot, "La République en personne', pourrait être le symbole, ont atteint l'âge fatidique à la veille de la guerre de 1914. Dans les quinze années précédentes, cette génération a amélioré sa situation et elle a joué un rôle central dans la solidité des valeurs françaises. Ces hommes étaient prêts à défendre la République contre ses agresseurs. Les enfants du siècle sont arrivés à la quarantaine avec la seconde guerre mondiale. Plus que des certitudes à défendre, ils n'avaient que des rêves brisés. Il n'est pas question d'expliquer l'étrange défaite uniquement par l'arrivée sur le devant de la scène de ces quadragénaires, mais la piste vaudrait d'être suivie, d'autant que Vichy a permis à beaucoup de se venger de l'époque. Une génération n'est pas homogène dans ses engagements mais les itinéraires sont balisés par les contraintes du temps. Les choix de la seconde génération n'étaient pas très larges et l'on conçoit que certains en aient tiré une certaine aigreur...

Au demeurant, j'espère qu'en refermant ces pages sur les mobilités, le lecteur aura un peu appris sur ces hommes dont seules l'écorce des existences a été effleurée, et que, malgré la sécheresse des chiffres, il les comprend un peu mieux.