Introduction générale

« Certaines idéologies entendent changer l’homme et faire son bien malgré lui : elles veulent mettre l’individu au service de la communauté, éventuellement contre son gré (...). D’autres idéologies prennent l’homme tel qu’il est, au sens où elles se refusent à juger. Aussi écartent-elles tous les concepts qui supposent que l’observateur puisse passer sur la tête de l’observé et adopter un point de vue transcendant pour juger et éventuellement redresser les préférences de ce dernier. En conséquence, elles font des préférences individuelles le critère ultime d’évaluation des institutions sociales et politiques. En même temps, elles sont sensibles à la complexité des systèmes sociaux. Elles refusent de prendre au sérieux les analogies (...) qui les invitent à les réduire à un système trop simple. Et elles sont conscientes que si les préférences des individus représentent un caractère ultime, la révélation et la combinaison de ces préférences sont un objectif qui ne peut être atteint de manière complètement satisfaisante. (...) Il suppose au contraire le truchement d’institutions complexes », qui « ne peuvent avoir l’ambition d’être parfaites », mais qui « sont toujours perfectibles (c’est-à-dire capables de mieux exercer cette fonction de révélation et de combinaison de préférences) ».
Raymond Boudon, 1986 1

« Sacrilège ! Que de frontières traversées sans passeport ! Que de postes de douane nargués ! Que de sanctuaires profanés ! Que de haines ineptes pour une aventure de bonne volonté ! Quelle impossibilité de comprendre que la pertinence s’acquiert en dépassant la spécialisation et non en s’y enfermant ! »
Edgar Morin, 1994 2

‘« Dès qu’on l’a reconnue, l’interprétation individualiste qui ne concentre son attention que sur les micro-unités privées supposées indépendantes est sapée dans ses fondements. Le produit marginal social peut être désormais supérieur ou inférieur aux produits marginaux privés. (...) Tout observateur le sait bien : la comparaison des coûts privés et des coûts sociaux est indispensable à la solution de maints problèmes d’une brûlante actualité. (...) Pourra-t-on jamais évaluer tous ces éléments, les mettre en comptes privés ou publics, les organiser pour qu’un peu de raison s’infiltre dans notre vie collective ? » (Perroux, 1968) 3 .’

Ces quelques lignes de François Perroux introduisent à merveille les questions qui vont nous accompagner tout le long de notre thèse. Effectivement, les concepts de coûts externes, et d’internalisation, sont aujourd’hui au centre de nombreux articles, travaux, recherches, notamment en économie des transports. La théorie des effets externes, au coeur de l’économie du bien-être, peut notamment être considérée comme le fondement de l’économie de l’environnement. L’importance de la littérature sur le sujet pourrait dissuader le jeune chercheur, tant il apparaît futile d’apporter une réflexion de plus sur un sujet déjà tant étudié. Pourtant, la complexité du problème des externalités et ses ramifications interdisciplinaires, laissent la place à de nombreuses approches, à de nombreux éclairages, parfois concurrents, contradictoires, parfois complémentaires, toujours enrichissants. L’application du concept aux transports représente en outre un thème d’actualité tout à fait stimulant. Un travail sur les externalités des transports peut ainsi être développé dans plusieurs directions : une analyse poussée, mathématisée, d’un cas particulier de l’économie des transports ; une application ponctuelle d’éléments théoriques récents... Notre passion pour les problèmes concrets de l’économie des transports nous a poussé vers la recherche de principes économiques pragmatiques et ouverts sur la réalité.

La première question, toute simple, que nous nous sommes posé fut donc la suivante : Pourquoi a-t-on besoin d’une théorie des effets externes, notamment dans l’économie des transports ? En réponse à la première question, on peut identifier deux grands objectifs à une théorie des effets externes. En premier lieu, l’économiste a besoin d’une théorie qui lui permette d’analyser la pertinence de l’affectation des ressources sur un marché au regard des externalités ou interactions non marchandes les plus flagrantes. En second lieu, il s’agit de mettre à disposition un cadre d’analyse, d’évaluation et d’internalisation de ces externalités. Ces réponses nous amènent aux questions centrales qui ont guidé notre travail : l’état actuel de la théorie répond-il à ces deux grands objectifs ? La théorie est-elle suffisante à embrasser l’ensemble des valeurs sociales de la société ? Peut-elle, doit-elle être complétée, ou du moins éclairée pour mieux répondre aux deux grands objectifs que nous avons identifiés ? Notre thèse, va ainsi s’attacher à apporter des éléments de réponse à ces questions. Mais peut-on être sûr que les réponses que nous allons apporter seront tirées d’une démarche scientifique ?

La scientificité d’un travail économique est souvent jugée en regard à son insertion dans les orientations dominantes du moment 4 . La qualité d’une conceptualisation mathématique apporte ainsi à une analyse économique une esthétique qui lui assure ses « galons » de scientificité. Mais si l’on se réfère au critère de réfutabilité de Popper (1959) 5 , la plus grande partie de l’économie ne serait que métaphysique 6 . Dans la mesure ou il est impossible d’isoler le sujet d’analyse économique comme dans les sciences dites « dures », une réfutation d’un énoncé économique est impossible. En réponse à cette impossibilité, ou du moins aux « difficultés de falsification des relations de causalité » économiques, Alain Bonnafous (1989) 7 propose d’appliquer à l’économie « un critère de falsification nuancé » suivant le principe « à sciences dures, critère dur, aux autres, un critère plus « soft » » : c’est une façon d’interpréter le critère de Popper plus dans son esprit que à la lettre.

Popper lui même, quelques vingt ans après la présentation de son fameux critère, propose une philosophie d’investigation scientifique ouverte : « Je suis un rationaliste. J’appelle rationaliste celui qui désire comprendre le monde et apprendre en échangeant des arguments avec autrui. (...) Par « échanger des arguments avec autrui », j’entends plus précisément le critiquer, susciter ses critiques et tâcher d’en tirer des enseignements. L’art de l’argumentation est une variante un peu particulière de l’art du combat, dans lequel les mots tiennent lieu d’épées et dont le mobile est l’intérêt pour la vérité et le désir de s’en rapprocher de plus en plus. (...) Je crois que plus les horizons d’où viennent les interlocuteurs sont différents, plus la discussion peut être féconde. (...) C’est selon moi, dans cette forme de critique que réside ce qu’on appelle la « méthode scientifique ». Les théories scientifiques se distinguent des mythes uniquement par ceci qu’elles sont critiquables et modifiables, à la lumière de la critique. Mais elles ne peuvent être vérifiées ni rendues probables » (Popper, 1983) 8 .

Dans le même sens que Popper, et également proche de la pensée de Nietzsche, le relativisme de Simmel part du principe selon lequel « la vérité ne peut que résulter que d’une « corrélation de contenus dont aucun, considéré isolément, ne la détient (...). Un jugement isolé n’est jamais vrai, ne constitue jamais une connaissance ; c’est seulement de la connexion, de la relation d’un grand nombre de jugements entre eux que résulte une garantie ». Il faut abandonner le préjugé idéaliste d’une vérité en soi qu’il s’agirait de dévoiler : nous ne pourrons jamais parvenir à un fondement ultime du savoir » (Léger, 1994) 9 .

En fait, les analyses économiques et sociales pourraient être considérées comme des « métaphysiques » des hommes, des sociétés. Mais si l’on veut les considérer comme sciences humaines, il doit exister un critère de scientificité, qui pourrait être finalement un « critère d’humanisme » c’est à dire un critère de liberté de penser, de dialogue, de confrontation, d’ouverture... Car comme le rappelle aussi Raymond Aron (1981) 10  : « la confrontation est une manière de se protéger de la médiocrité ». Alain Bonnafous précise aussi comment l’économiste se trouve dans une situation « d’impossible neutralité » : la confrontation est également une manière de tendre vers un « effort de neutralité ».

Nous constatons finalement que nous pouvons difficilement répondre de façon absolue à la question de la scientificité de notre démarche. Tout au plus pouvons nous préciser que les réponses déduites de notre thèse sont le résultat d’analyses de politiques des transports et de leurs effets économiques et sociaux, mais aussi de réflexions d’ordre plus générales et pluridisciplinaires, de lectures, de voyages, de rencontres, de nombreuses discutions. Au fur et à mesure de son mûrissement nombre de ses éléments ont été présentées suscitant tantôt l’intérêt, tantôt l’incompréhension, tantôt les critiques les plus dures. Mais les critiques sont aussi souvent positives, inspiratrices, productrices de nouvelles améliorations. C’est l’ensemble de ces expériences qui nous a conduit à considérer le problème de l’économie du bien être sous un angle particulier.

A la question : « notre démarche est-elle scientifique ? » nous avons de fait substitué une autre question : « en quoi notre démarche apporte-t-elle des éclairages utiles à l’analyse économique ? ». C’est cette question, finalement, qui a guidé notre thèse. Science selon certains critères, pseudo-science voire métaphysique, selon d’autres critères, finalement, peu importe la question de la frontière de scientificité, dés lors que l’on envisage une analyse économique comme une contribution à l’explication de phénomènes complexes, qui doit se confronter à d’autres explications. C’est à travers cette confrontation que s’enrichit la connaissance. Notre thèse prétend finalement apporter un éclairage au problème de l’analyse économique des externalités qui vise à compléter, enrichir la réflexion actuelle sur les coûts sociaux et notamment sur l’environnement. Mais les éléments que nous présentons ne sauraient être exhaustifs, définitifs. Ils restent ouverts sur d’autres développements, d’autres enrichissements.

En premier lieu, nous avons choisi d’adopter le principe selon lequel « un bon moyen de juger de la valeur d’une idée non orthodoxe est d’évaluer sa capacité à comprendre la pensée orthodoxe - quel que soit son désaccord avec elle » 11 . Avant de proposer un élargissement du champ de notre analyse, nous avons ainsi voulu comprendre la théorie actuelle « orthodoxe » des externalités en essayant d’en déceler les potentialités et lacunes. Dans notre mémoire, nous commencerons ainsi par présenter la théorie du bien être, sa genèse, les critiques qu’elle a soulevées, et la manière dont elle est appliquée. Synthétisant des éléments de définition, nous identifierons les potentialités et limites de la théorie, et l’appliquerons au cas du transport routier. Enfin, nous évaluerons dans quelle mesure l’état actuel de la théorie est suffisant pour relever le défi de l’analyse et de l’internalisation (Première partie).

Popper définit aussi le but de la science, « forme éclairée, responsable, du sens commun » : ce but est de « parvenir à des explications toujours meilleures » grâce à « la pensée critique, l’imagination, l’oeuvre de résultats créatifs » 12 . Dans cet esprit, nous approfondirons par la suite l’analyse du problème de l’externalisation des valeurs sociales en nous ouvrant sur d’autres rationalités méthodologiques, et notamment les rationalités sociologique et institutionnelle. Nous enrichirons alors la notion d’internalisation, et en déduirons la définition de principes de développement durable fondés sur l’hypothèse d’internalisation. Nous appliquerons ces approfondissements dans le cas des transports (Deuxième partie).

Nous chercherons enfin à voir dans quelle mesure les approfondissements tirés de notre deuxième partie pourront éclairer l’économie du bien être et l’enrichir d’une pertinence accrue (Troisième partie).

Notes
1.

BOUDON, Raymond (1986), L’idéologie, ou l’origine des idées reçues, Points Essais, p.287.

2.

MORIN, Edgar (1994), Mes démons, Stock, p. 322.

3.

PERROUX, François (1968), Préface à JESSUA, Claude (1968), Coûts sociaux et coûts privés, puf.

4.

BOUF, Dominique (1994), Physiciens, sorciers et économises, Introduction au cours d'économie générale, Ecole Centrale de Lyon.

5.

POPPER, Karl R. (1959, 1973 pour la traduction française), La logique de la découverte scientifique, Bibliothèque scientifique Payot, 480p.

6.

Notons que pour Popper, une frontière de scientificité ne signifie nullement un jugement de valeur : « La grande ligne de démarcation entre la science empirique d'une part, et de l'autre la pseudo-science, la méthaphysique, la logique ou la mathématique pure - cette ligne, il faut la faire passer par le coeur même de la région du sens, et non aux confins du sens et du non-sens ; on trouve donc des théories douées de sens des deux cotés de la ligne ainsi tracée. Je rejette en particulier le dogme selon lequel la métaphysique est nécessairement dénuée de signification. » (...) « La confusion du problème de la démarcation avec celui de la signification est une des erreurs majeures de l'école positiviste. » (...)« Même dans les théories pseudo-scientifiques ou métaphysiques, il y a parfois des choses à apprendre qui présentent un réel intérêt (p207). »

7.

BONNAFOUS, Alain (1989), Le siècle des ténèbres de l'économie, Economica, 184p, p.150.

8.

POPPER, Karl R. (1983, 1990 pour la traduction française), Le réalisme de la science, post scriptum à La logique de la découverte scientifique, I, Hermann, 427p.

9.

LEGER, François (1994), 7 Georg Simmel, in Histoire de la pensée sociologique, Cursus, pp.123-124.

10.

ARON, Raymond (1981), Le spectateur engagé, entretiens avec J-L Missika et D. Wolton, Julliard, 350p., p.310.

Aron précise aussi p.309 : « Je dis simplement que politiquement, aujourd'hui, jusqu'à présent dans notre siècle, la grande question c'est : est-ce qu'on accepte le dialogue ? Est-ce qu'on accepte de discuter ? (...) Ce dialogue doit être autant que possible raisonnable, mais il accepte les passions déchaînées, il accepte l'irrationalité : les sociétés de dialogue sont un pari sur l'humanité ».

11.

THE ECONOMIST, (1996), Les journalistes économiques cloués au pilori, Londres, artcicle traduit pour le Courrier Internationnal n°274, 1-7 février 1996.

12.

Popper, Op. cit.