I1.6 Une analyse qui n’a pas l’ambition de définir un optimum social ?

A travers la théorie de l’optimum économique, aussi bien Walras que Pareto 24 n’ont pas eu la prétention de théoriser la société : leur analyse se voulait économique, ou, autrement dit, centrée sur la satisfaction des utilités individuelles. Elle laisse en fait de coté les problème de la satisfaction de l’utilité collective (biens publics) et de la répartition. Walras, ainsi avait conscience des limites de sa démonstration théorique de l’équilibre général (économique !) :

‘« Notre démonstration... du principe de libre concurrence repose, comme sur une première base, sur l’appréciation de l’utilité des services et des produits par le consommateur. Elle suppose donc une distinction fondamentale entre les besoins individuels, ou l’utilité privée, que le consommateur est apte à apprécier, et les besoins sociaux, ou l’utilité publique, qui s’apprécie d’une tout autre manière. Donc le principe de la libre concurrence, applicable à la production de choses d’intérêt privé, ne l’est plus pour des choses d’intérêt public ». (...) « Notre démonstration..., en mettant en évidence la question de l’utilité, laisse entièrement de coté la question de justice ; car elle se borne à faire sortir une certaine distribution des produits d’une certaine répartition des services, et la question de cette répartition reste entière 25  »’

Walras considère ainsi que l’utilité individuelle qui peut être maximisée par le jeu du marché, n’est qu’un élément de l’utilité sociale : pour arriver à cette utilité sociale, il faut ajouter à l’utilité individuelle une utilité publique. Cette délimitation des frontières de pertinence du modèle d’allocation décentralisé des ressources est encore plus extrême chez Pareto, pour lequel « l’économie pure ne nous donne pas de critère vraiment décisif pour choisir entre une organisation de la société fondée sur la propriété privée et une organisation socialiste » (Steiner, 1994) 26 . Pareto précise : « nous avons un problème de distribution : comment doivent être répartis entre ses membres les biens que possède ou que produit la société ? Il faut faire intervenir des considérations éthiques, sociales de différent genre, des comparaisons d’ophélimité de différents individus, etc. Nous n’avons pas à nous en occuper ici. Nous supposons donc le problème résolu ;(...) ». Dans la société, Pareto considère en fait que la « répartition s’opère d’après toutes les contingences historiques et économiques dans lesquelles a évolué la société » (Jessua, 1968) 27 .

En fait, pour les problèmes de répartition, la théorie part du principe que si la répartition est insatisfaisante, il est préférable de la modifier « au niveau des dotations initiales, puis « laisser faire » le marché (Guerrien, 1991) 28  ». Notons que l’on retrouve là une préférence pour l’égalité des chances plutôt que pour l’égalité des satisfactions. On peut penser, comme le fait Claude Jessua que cette distinction entre activités privées et publiques est « une simplification très regrettable du problème ». Comme On peut aussi louer l’humilité scientifique d’une théorie d’économie pure mettant en avant le caractère optimal de la libre concurrence, sans rechercher à identifier l’optimum économique (optimum relatif à l’échange de biens et de services sur un marché) avec un « optimum social » (optimum de satisfaction de la société). Cette remarque nous aidera à comprendre la suite de notre analyse.

En fait, ce qu’il est fondamental de retenir des analyses de Walras et Pareto (et par corollaire de l’ensemble de la théorie néoclassique), c’est que sous certaines hypothèses relatives au fonctionnement du marché, laisser opérer le fonctionnement décentralisé de l’échange (libre concurrence) est le meilleur moyen de créer de la richesse... économique (satisfaction des utilités individuelles). Effectivement, pour ce qui concerne l’allocation optimale des biens d’intérêts privés, l’histoire a montré la supériorité du marché sur les systèmes de planification de type socialiste.

Par la suite, il revient à chacun en fonction de son éthique, sa préférence pour plus ou moins d’organisation, plus ou moins de liberté, sa préférence pour le présent ou pour le long terme, en fonction aussi de sa situation sociale dans la société, de juger si cette richesse économique correspond à la richesse sociale (ou en est proche), ou bien si elle n’est qu’un moyen d’atteindre une richesse collective plus « fondamentale ». On touche là alors à un jugement de valeur d’ordre philosophique. Nous retrouverons cette dualité dans le chapitre 2 lorsque notre analyse nous amènera à revenir sur les préférences individuelles.

La science économique, pourtant, insatisfaite des limites économiques du modèle initial, s’efforce d’intégrer le social, notamment par l’introduction d’effet externes. Suivons la dans son évolution.

Notes
24.

du moins dans leurs premiers écrits. Par la suite, Walras cherchera dans économie sociale à développer un modèle global intégrant l’ensemble des valeurs sociales de la société, ce qui conduira Pareto à parler de « niaiseries »... Pareto, de son coté, tombera dans le piège positiviste losrqu’il voudra syntétiser l’ensemble des sciences dans la Sociologie. Pour plus de détail sur les divergences d’approche entre Walras et Pareto, lire l’article passionnant de STEINER Philippe (1994), Pareto contre Walras : le problème de l'économie sociale in Economies et Sociétés, n°10-11/1994.

25.

WALRAS, Léon (1900), Eléments d'économie politique pure, p. 234.

26.

cité par STEINER Philippe (1994), Pareto contre Walras : le problème de l'économie sociale in Economies et Sociétés, n°10-11/1994.

27.

JESSUA, Claude (1968), Coûts sociaux et coûts privés, Paris, Presses Universitaires de France.

28.

GUERRIEN, Bernard (1991), L'économie néo-classique, Paris, La Découverte, 128p., p. 53.