I2.1 La naissance du concept chez Marshall

Lorsqu’il a introduit le concept d’effet externe, Marshall cherchait à expliquer l’existence de rendements croissants de longue période (économies d’échelle constatée dans les phénomènes d’industrialisation), alors que la théorie de l’optimum se fonde sur des structures de coûts à rendement décroissant (épuisement des ressources au fur et à mesure de la production). Précisons que les conditions de la concurrence sont incompatibles avec des firmes opérant en zone de coûts croissants, puisque celles-ci, pour atteindre leur point optimal, augmenteraient leur taille jusqu’à atteindre un monopole.

Pour cela, il met en avant l’idée que au fur et à mesure du phénomène d’industrialisation, les firmes bénéficient d’économies externes qui « résultent du progrès général de l’environnement industriel », « dépendent du développement général de l’industrie », ou bien « sont liées à l’accroissement des connaissances et du progrès technique (...)(Marshall, 1920) 30  ». Une firme peut ainsi retirer un avantage important de l’installation en son voisinage de firmes appartenant à la même branche. Plus généralement, la concentration d’activités économique peut entraîner des avantages pour chaque firme, quelle que soit sa taille, par la mise en place de services publics, écoles, infrastructures de transport...

Expliquer les rendements d’échelle par des économies externes permet à Marshall d’expliquer la croissance sans sortir du cadre des conditions théoriques de la concurrence : les coûts internes des firmes restent à rendement décroissant, mais celles ci bénéficient d’effets externes (coûts externes positifs) qui croissent avec le volume général de la production sans que les firmes aient besoin de fusionner pour en profiter (l’évolution vers une économie monopolistique est ainsi évitée) 31 . Son étude des fonctions de coûts des firmes l’amène par ailleurs à évoquer la possibilité d’interventions publiques, sur la base de taxations des industries produisant à rendement décroissants, et subventions de productions à rendements croissants : cette suggestion secondaire dans l’oeuvre de Marshall sera à l’origine de l’analyse de Pigou 32 . Marshall cherchait en fait à mieux comprendre le phénomène de croissance, et s’il a introduit ces externalités positives, c’était plus pour comprendre le fonctionnement marchand que dans l’optique de la recherche d’un optimum social. Il avait certes bien conscience de l’existence de déséconomies externes, mais « comme à son époque, ce n’est pas tellement un problème de fait, il l’écarte généralement (LAFFONT, 1977) 33  ».

L’analyse de Marshall peut être considérée comme majeure, mais aussi plus intuitive que rigoureuse. Marshall fut ainsi beaucoup critiqué pour l’ambiguïté de son propos, ne distinguant pas entre les externalités affectant les mouvement de prix (par la suite appelées externalités pécuniaires) et les externalités affectant les fonctions d’utilité (par la suite appelées externalités technologiques), hésitant entre équilibre partiel et équilibre général, mêlant les données relatives à la courte période et celles qui ressortent de la longue période 34 . Pourtant, s’il s’est refusé de formaliser trop en avant son concept d’effets externes, ce n’est pas seulement par manque de rigueur, c’est aussi parce qu’il avait bien conscience des risques d’une formulation trop poussée d’une analyse du marché :

« De telles notions doivent être comprises avec une certaine largeur. Essayer de les préciser dépasse nos forces. Si nous incluons dans notre explication toutes les conditions de la vie réelle, le problème est trop lourd pour être traité ; si nous n’en choisissons qu’un petit nombre, alors, les raisonnements élaborés et subtils que nous fondons sur elle deviennent des jouets scientifiques plutôt que des outils propres à un travail pratique.

« La théorie de l’équilibre stable de la demande et de l’offre normales nous aide sans doute à préciser nos idées, et dans ses stades élémentaires elle ne diverge pas assez des faits réels de la vie pour être incapable de donner un tableau assez fidèle des principales méthodes d’action du groupe le plus puissant et le plus permanent des forces économiques. Mais lorsque nous la poussons jusqu’à ses formes les plus lointaines et les plus compliquées, elle échappe aux conditions réelles de la vie. En effet, nous touchons ici au thème supérieur du progrès ; et c’est donc ici qu’il importe particulièrement de se rappeler que les problèmes économiques reçoivent une présentation imparfaite lorsqu’on les traite comme des problèmes d’équilibre statique, et non pas de croissance organique. Car bien que le seul traitement statique puisse donner à notre pensée netteté et précision, et qu’il constitue donc une introduction nécessaire à un traitement plus philosophique de la société comme un organisme, encore n’est-il qu’une introduction.

‘« La théorie statique de l’équilibre n’est donc qu’une introduction aux études économiques ; et même à peine une introduction à l’étude de l’évolution et du développement des industries qui manifestent une tendance aux rendements croissants. Ses limites sont si rarement aperçues, particulièrement par ceux qui les abordent d’un point de vue abstrait, qu’il est dangereux de lui donner une forme trop précise 35  ». ’

Ces réserves, cette prudence, méritent d’être rappelées. A la suite de Marshall le concept d’externalité était né, et il allait être développé bien plus en avant pour tenter d’intégrer la dimension sociale dans la théorie de l’optimum.

Notes
30.

MARSHALL, Alfred (1920), Principles of Economics, Londres, Macmillan, XXXIV-871p.

31.

L’analyse de cette question sera approfondie bien plus tard par Romer (1986 et 1990), voir DELVERT, Karine (1994), Archéologie des effets externes, mémoire de maîtrise d'analyse économique sous la direction d'Yves Crozet, Université Lumière Lyon2.

32.

Nous reviendrons sur cette suggestion plus dans le détail lorsque nous arriverons au bout de notre travail.

33.

LAFFONT, J. J. (1977), Effet externes et théorie économique, monographies du séminaire d’économétrie, éditions du CNRS.

34.

voir JESSUA, Claude (1968), Coûts sociaux et coûts privés, Paris, Presses Universitaires de France, p. 130, ainsi que SCHUMPETER, J. (1954), Histoire de l’analyse économique, Gallimard..

35.

MARSHALL, Alfred (1920), Principles of Economics, Londres, Macmillan, XXXIV-871 p, pp. 460-461.