2°) Le calcul économique public : les limites des évaluations de projets d’utilité publique

Le principe du calcul économique consiste non pas à déterminer une situation optimale, ou bien les condition pouvant y conduire, mais de comparer deux états dont on suppose qu’ils ne sont pas forcément des états optimaux au sens de Pareto (Bloy, Bonnafous, Cusset, Gerardin, 1977) 58 . Cette comparaison des états est particulièrement problématique lorsqu’un passage d’un état à un autre lèse un individu tout en profitant à un autre. Une telle comparaison est pourtant nécessaire : ainsi, selon Jaques Lesourne(1972) 59 , « le pouvoir politique, à juste titre, ne peut, à aucun moment, perdre de vue l’importance des arbitrages entre les différentes personnes constituant la collectivité ; il tient toujours compte des arbitrages dans ses décisions ».

Cette nécessité nous ramène à l’introduction d’une fonction d’utilité collective respectant la transitivité des choix (« rationalité » des choix) et dont la maximisation conduirait à un « optimum collectif ». Selon Bernard Waliser (1990) 60 , cette fonction d’utilité collective réalise « un arbitrage entre les utilités Ui des consommateurs, elles mêmes définies sur leur consommations personnelles.(...) Elle ne dépend de l’état économique qu’à travers les préférences des consommateurs qu’elle « respecte », L’Etat n’ayant pas de préférences autonomes sur les biens consommés. Elle suppose que les utilités individuelles sont comparables, c’est-à-dire que l’on peut mettre en balance l’utilité que deux consommateurs affectent à leurs paniers de biens. Elle est seulement supposée croissante en Ui, ce qui assure qu’un état préféré par un autre au sens de Pareto (à savoir par tous les consommateurs) est aussi préféré par la collectivité ».

Le calcul économique va alors consister à effectuer un compte de surplus entre les deux situations à comparer. En ce qui concerne le calcul strictement économique, on comprend bien que les préférences des individus étant toutes traduites en termes monétaires, leur sommation dans une fonction d’utilité collective est triviale. Mais lorsque l’économiste a affaire au calcul économique public, il doit prendre en compte des effets non marchands, auxquels les individus accordent des valeurs implicites. Il attachera alors à ces effets non marchands des coûts, soit à partir de valeurs révélées par les individus, soit à partir de valeurs tutélaires. Ce faisant, l’économiste a tout lieu d’introduire son propre système de valeur en lieu et place du système de valeur de la collectivité. On touche là très vite les limites d’un calcul économique public qui ne pourrait atteindre une certaine pertinence que si l’ensemble des coûts affectés aux valeurs non marchandes n’étaient pas choisis individuellement par chaque économiste, ou par chaque école d’économiste, mais par des représentant légitimes et représentatifs de la collectivité.

Pour illustrer cette impossible objectivité (même approximative) des études économiques cherchant à intégrer des valeurs non marchandes, prenons un exemple de Bernard Waliser : « Pour la rocade A86 autour de Paris devant franchir une forêt à l’est, une étude du ministère de l’Equipement concluait à la traversée directe et une autre du ministère de l’agriculture à son contournement. Les conclusions opposées s’expliquent ici par la valeur du temps des usagers prise en compte, qui était cent fois plus élevée dans la première que dans la seconde (où elle restait d’ailleurs implicite). » 61

On pourra noter le même type de différences dans l’évaluation des projets autoroutiers inscrits au schéma directeur  62  : les rentabilités économiques estimées par la direction des routes sont pour chaque projet systématiquement supérieures aux estimations de la direction de la prévision (entre 2 à 3 fois supérieures, avec quelques projets où les rapports sont de 1 à 10 !). Face à de tels écarts, les évaluations de rentabilité strictement financière restent finalement les éléments les plus solides d’aide à la décision du décideur politique 63 . Cette évocation de la fragilité du calcul économique public, qui se fonde sur l’extension des principes d’optimalité à l’ensemble de la société nous amènera à aborder l’application de l’économie néoclassique au secteur des transports avec prudence. Avant cela, nous pouvons synthétiser le problème de la généralisation de l’approche néoclassique par le théorème d’Arrow sur l’impossibilité d’existence d’une fonction de bien être social.

Notes
58.

voir BLOY E., BONNAFOUS A., CUSSET M., GERARDIN B., (1977), Evaluer la politique des transports", Economica, Presses universitaires de Lyon.

59.

LESOURNE, Jaques (1972), Le calcul économique. Théorie et applications, Paris, Dunod., p. 21.

60.

WALISER, Bernard (1990), Le calcul économique, Paris, La découverte, 126p. p. 57.

61.

WALISER, op. cit., p. 113.

62.

Rapport du PLAN, Transport 2010.

63.

Nous montrerons dans le chapitre 2 les limites d’une précision scientifiques d’effets que l’on peut considérer comme le plus souvent indéterminés.