3°) Fonction d’utilité collective et dérive tutélaire

Arrow 64 , à travers son « théorème d’existence », montre l’impossible existence d’une fonction de bien être collectif respectant de façon rationnelle les préférences individuelles (Arrow, 1951). Cependant, si un rationalisme absolu est bel est bien impossible, un consensus de l’ensemble des individus sur les buts poursuivis par la société peut être une condition qui atténue l’inévitable côté arbitraire du choix collectif. Ainsi, selon Arrow, « L’importance du consensus sur les fins poursuivies, comme élément du processus d’élaboration des jugements de valeur sur le bien être collectif, a été soulignée par de nombreux économistes (...). Le Pr Knight (1950) 65 est très clair : « Nous soutenons que, non seulement de tels idéaux ont véritablement une existence pour les individus, mais encore qu’ils font partie intégrante de notre culture et qu’ils sont suffisamment uniformes et objectifs pour constituer une utile base de comparaison, pour un pays donné, à un moment donné ». Cette citation est particulièrement intéressante parce qu’elle souligne qu’il n’est pas nécessaire de fonder le consensus des impératifs moraux sur un absolu métaphysique, mais qu’il peut très bien l’être sur « les normes éthiques et sociales d’une culture particulière » 66 . On retrouve cet aspect de nécessaire consensus chez Rolf Funck (1975) 67 , qui, en présentant un processus de planification mis en place par un groupe d’experts (consensuellement désignés pour s’occuper de la planification), signale la faible probabilité des cas d’impossibilité présentés par Arrow.

Cependant, supposons même qu’un consensus et donc aussi une fonction de bien être collectif, existent, le problème de la construction de cette fonction reste entier, puisqu’elle nous ramène à la problématique de l’évaluation des externalités et à l’inévitable partialité du jugement économique des valeurs sociales. Seule la généralisation de la théorie de la tutelle à chaque bien non marchand, purement normative, permettrait de sortir du problème de l’évaluation, et d’envisager un optimum de Pareto social mais à caractère tutélaire, c’est-à-dire sous contrainte de valeurs imposées par l’Etat a priori.

Mais dans ce cas, l’optimum collectif ne se déduit plus de la nature des choses (révélées par le fonctionnement de l’économie de marché) mais il est construit de façon subjective par l’économiste qui utilise une vision de l’Etat fortement réductrice. Notons qu’une telle généralisation du principe de la tutelle est d’une complexité infinie qui la rend inaccessible (il faudrait pouvoir inventorier et valoriser toutes les interactions et biens non-marchands qui existent dans la société, puisque l’existence d’une seule externalité non prise en compte suffit à invalider l’optimum). Elle est aussi illégitime parce qu’elle cherche à rationaliser unidimensionnellement une réalité sociale à dimensions multiples (rien ne permet d’affirmer que le principe de maximisation d’utilités, proche des comportements individuels, régit aussi les comportements collectifs). Comme le précise Mark Blaug (1983) 68 , c’est bien le problème de l’agrégation d’utilités dans une fonction de bien être collectif qui constitue « le cauchemar de l’économie du bien être ».

La théorie économique socialisée, tutélarisée, et l’ensemble des calculs économiques qui lui sont liés, renvoient en fait à la société une image déformée d’elle même. Cette image peut certes être particulièrement intéressante, pédagogique, mais elle reste beaucoup trop rationalisée et simplifiée pour aborder de façon pertinente l’analyse d’une réalité aux multiples rationalités. L’optimum social est ainsi indéterminé, sauf à être construit sur des hypothèses tutélaires artificielles. En définitive, on rejoindra André Vianès 69 pour constater que lorsqu’ils cherchent à interpréter la société dans son ensemble, « les présupposés sociologiques et quasi-philosophiques de la conception néoclassique implicite sont éminemment désuets (p64) », mais aussi « formellement contradictoires [avec ceux du sociologue, de l’historien ou encore du juriste] (p57) » (Vianes, 1980).

Notes
64.

ARROW, Kenneth J., (1951), Choix collectifs et préférences individuelles, Calmann-Lévy, 1974, 235p.

65.

KNIGHT, The Ethics of Competition and Other Essays, pp. 41-45

66.

Arrow, Op. Cit., p. 154.

67.

FUNCK, Rolf, (1975), Normative Urteile bei der kooperativen Planung öffentlicher Aufgaben, in : 10 Jahre Institut für Wirtschaftspolitik und Wirtschaftsforschung der Universität Karlsruhe, 10p.

68.

BLAUG, Mark, (1983), La pensée économique, Origine et développement, Economica, p. 701.

69.

VIANES, André (1980), La raison économique d'Etat, Presses Universitaires de Lyon, 464p.