Conclusion du chapitre III

Le dernier chapitre de cette première partie nous a permis d’identifier un certain nombre d’insuffisances « techniques » de la théorie des effets externes, qui peuvent poser particulièrement problème, notamment en économie des transports. En premier lieu, nous nous intéressons au cas d’existence de coûts d’évitement à rendement croissants. Nous démontrons comment une telle existence peut donner lieu à des discontinuités, des phénomènes de discontinuité entre deux états d’évitement économiquement justifiés : pour une incertitude même très faible sur le niveau de dommages, l’intérêt collectif peut ainsi être soit un niveau d’évitement nul, soit un niveau d’évitement maximal. Dans un tel cadre, la théorie est indéterminée. En outre, si le niveau d’internalisation des dommages est inférieur à une certaine valeur seuil, l’internalisation peut être sans effet.

En second lieu, nous nous intéressons aux problèmes de variations temporelles des coûts d’évitement et de la demande. Nous montrons ainsi le caractère simpliste de l’idée de d’un niveau d’évitement optimal, fonction du ce coût d’évitement et du coût des dommages. Dans la réalité, le coût d’évitement est un plutôt un coût de protection qui a peu d’effet sur le niveau de nuisance, et qui dépend avant tout du niveau de nuisance. Nous n’avons alors plus une fonction d’évitement décroissante, mais au contraire une fonction croissante en fonction du niveau de nuisance. En introduisant en plus la variable temps, nous observons que le coût marginal d’évitement peut se retrouver croissant si la nuisance augmente au cours du temps. Il suffit alors que le coût d’internalisation augmente moins vite dans le temps que le coût d’évitement pour que l’internalisation soit insuffisante à stopper la croissante du niveau de nuisance. En ce qui concerne la demande d’un bien nuisant, de façon similaire, il suffit que le coût d’internalisation augmente moins vite dans le temps que la demande du bien nuisant pour que l’internalisation soit insuffisante à stopper la croissance du niveau de nuisance.

Enfin, nous avons pu voir dans quelle mesure le caractère réducteur de l’hypothèses de rationalité utilitariste et de l’individualisme méthodologique de la théorie (vision simpliste d’inputs existant a priori à maximiser) révèle un manque d’ouverture de l’analyse des effets externes sur le monde social réel. Ce manque d’ouverture amène trop souvent l’économiste, à oublier le caractère normatif de sa théorie et adopter vis-à-vis du politique une arrogance mutilante. L’abandon de l’externalité pécuniaire, liée au phénomènes de rendements croissants, est notamment révélatrice de la difficulté de l’économie à reconnaître la légitimité de choix politique de structure.

Nous rejoignons en fait Edgar Morin (1980) 159 lorsqu’il précise : « la théorie ne peut fonctionner que dans et par l’abstraction. Mais il y a un monde entre les nécessités de l’abstraction et l’abstractionnisme délirant qui s’auto-justifie précisément d’échapper aux apparences « naïves » en perdant contact avec le monde des phénomènes ignorant les individus, méprisant la notion de vie ». Effectivement, la théorie du bien être est un instrument théorique ayant un caractère réducteur fort. Mais ce caractère réducteur n’est pas forcement un problème, comme l’illustre la démarche pragmatique suédoise en matière d’internalisation.

Il le devient pourtant lorsque l’économiste qui utilise cet instrument théorique oublie d’éclairer son analyse d’un regard sur le monde ouvert, multiple, interdisciplinaire. Sans éclairage, l’économiste tend trop facilement à perdre le contact avec la réalité sociale, méprisant par là même tout ce qui n’entre pas dans son petit cadre conceptuel. Nous avons pourtant bien précisé que, contraint d’adopter des démarches pragmatiques de second rang, l’économiste du bien être traitant d’effets externes n’évolue pas dans un cadre théorique bien rigoureux. Cet absence de cadre théorique rigoureux devrait conduire l’économiste du bien être à plus d’humilité. Nous soutenons qu’il en gagnerai en pertinence.

Notes
159.

MORIN, Edgar, (1980), La méthode 2. La vie de la Vie, Seuil, 470p., pp. 387-388.