Conclusions de la première partie

Notre première partie nous a permis de présenter comment face au modèle de l’optimum d’affectation optimale des ressources de Walras et Pareto, cantonnée à l'analyse économique au sens strict, Marshall et Pigou ont mis en relief la possibilité d’interactions non marchandes qui les conduit à distinguer optimum marchand ou privé, et optimum social. Ces interactions, ou externalités invalident la thèse de la coordination spontanée des intérêts privés et sociaux. D’un coté, les choix des consommateurs ne reflètent pas forcement l’importance sociale de certains biens et services, de l’autre, existent des biens socialement utiles que la concurrence ne produit pas de façon appropriée, ce qui justifie la nécessité d’interventions correctrices de l’Etat. Les apports de Marshall et Pigou, qui représentent dans un sens une critique des insuffisances de la théorie néoclassique, ont pourtant apporté des concepts qui dans un autre sens ont permis aux économistes d’avancer vers une globalisation de la théorie intégrant l’Etat voire l’ensemble de la société.

Cependant, une telle généralisation socialisée, tutélarisée, et l'ensemble des calculs économiques qui lui sont liés, se heurte à des limites à la fois théoriques et pratiques. Le théorème de Arrow montre ainsi l’impossibilité d’agrégation d’une fonction d’utilité collective à partir de fonctions d’utilités individuelles, sauf à admettre des comparaisons interpersonnelles d’utilité. L’économie du bien être n’échappe pas à de telles comparaisons, à travers l’hypothèse du « petit père des peuples ». La critique de Coase illustre l’impossibilité pratique de mettre en place un système de tarification vraiment marginaliste, mais l’alternative qu’il propose en termes de négociation de droits de propriété rencontre elle même de redoutables problèmes d’application pratique, et ne répond pas à la question de la répartition des droits de propriété.

Ces limites de l’analyse du monde social par la théorie néoclassique nous aident à comprendre les indéterminations auxquelles conduisent les évaluations directes des externalités. En passant aux évaluations indirectes, nous avons vu comment l’on passe d’un concept d’allocation optimale des ressources à une logique de recherche par tâtonnement d’une allocation des ressources supportables : l’analyse économique devient alors plus pragmatique que rigoureuse, adoptant des solutions de second rang. Sorti du cadre théorique qui lui a donné naissance, le concept d’externalité donne alors lieu à des interprétations diverses à caractère normatif inévitable, dépendant notamment de la conception philosophique donnée à l’environnent face à l’homme et au développement économique.

Ce caractère normatif n’est en fait pas en soi un problème, tant qu’il reste humblement affiché par l’économiste. L’analyse théorique du bien être qui se fonde sur le concept d’externalité a ainsi un caractère tout à fait intéressant et pédagogique. Elle met en avant l’enjeu d’une tarification de biens dont la rareté n’est pas prise en compte dans le marché. Elle peut comme en Suède donner lieu à des applications concrètes du principe d’internalisation des coûts externes. Elle nous amène à situer les enjeux de l’internalisation dans le secteur des transports. Nous estimons ainsi, en fonction d’hypothèses bien précisées, des ordres de grandeur des coûts externes (environnement, insécurité, congestion) de la sphère des transports routiers (individuels et de marchandises) sur la sphère de la collectivité entre 190 et 360 milliards de francs par an en France.

Mais l’utilité du concept d’externalité, utilité que nous ne discutons pas, en masque trop souvent les limites. Mark Blaug (1983) 160 note ainsi que les insuffisances de l’économie du bien être « ne proviennent pas tant de ce qu’elle dépend d’hypothèses normatives que de ses efforts pour dépeindre des défauts du mécanisme de marché qui sont en réalité structurels comme de simples divergences marginales entre le produit privé et social ». L’économie du bien être apporte un concept d’externalité utile à l’analyse des défaillances du marché ; mais elle se fourvoie lorsqu’elle croit pouvoir tout interpréter, tout expliquer, tout analyser.

Nous observons ainsi un certain nombre d’insuffisances de la théorie qui amènent des possibilités d’indétermination théorique et de possible inefficacité de l’internalisation. Que l’on soit ou non dans le cadre du modèle néoclassique, nous constatons que ces insuffisances se situent au sein même de la méthodologie individualiste qui conduit à la démarche : effet externe / évaluation / internalisation, même si cette méthodologie est utile pour interpréter une partie du problème. Fondée sur un raisonnement unidimensionnel (« valeur monétaire »), et unidirectionnel (maximisation d’une utilité collective (output) en fonction de préférences individuelles existant a priori (inputs)), cette démarche est insuffisante à surmonter l’indétermination essentielle des coûts externes et les problèmes d’internalisation liés à cette indétermination. Nous remarquons notamment que la théorie des effets externe tend à ignorer les choix de structure politique, qui s’effectuent de facto face aux externalités.

Ces observations nous permettent de situer les objectifs que nous fixons à la suite de notre analyse. Nous estimons nécessaire et possible d’apporter à la théorie des effets externes des éclairages qui lui permettent de surmonter les insuffisances repérées. Nécessaire, car à trop être éloignée de la réalité, la science économique des externalités, renvoie alors à la société une image déformée d'elle même. De par ses insuffisances, elle perd des chances d’être entendue et appliquée, alors même que son besoin est croissant. Possible par un mouvement d’ouverture vers le réel, et d’enrichissement méthodologique.

Guy Terny (1971) 161 regrette « l’absence d’une théorie positive des choix collectifs et de la dépense publique, dont l’objet serait justement de proposer une explication, voire même une formalisation des processus réels de choix (...) ». Sans tomber dans le piège de la recherche d’une théorie absolument positive, nous voyons bien le besoin d’éclairer la théorie d’éléments moins normatifs, plus proche de la réalité politique et sociale. La recherche de tels éclairages va nous amener à une démarche à la fois ambitieuse, dans la mesure ou elle devra-t-être plus proche de la réalité et permettre de trancher les indéterminations et controverses, et humble, dans la mesure ou elle nous amène à rejeter le coté transcendant du jugement de valeur normatif pour observer le monde social en adoptant notamment une approche interdisciplinaire.

Notamment, il s’agit de prendre en compte le caractère complexe de la notion de préférences sociales, en rejetant le postulat de leur existence a priori. Notre recherche va ainsi nous amener en première étape à un détour sociologique qui va enrichir notre vision du problème des externalités, et mettre en relief l’importance primordiale du choix politique. C’est ce détour qui nous permettra en troisième et dernière partie de déterminer les nécessaires éclairages théoriques qui permettront une réintégration de la réalité de choix politiques de structure dans l’analyse du problème des effets externes.

Notes
160.

BLAUG, Mark, (1983), La pensée économique, Origine et développement, Economica, p. 712.

161.

TERNY, Guy (1971), Economie des services collectifs et de la dépense publique, Dunod, p.374.