Introduction à la deuxième partie

Cette partie peut être considérée comme un « détour sociologique », qui s’inspire de l’origine de la démarche sociologique de Pareto (1899) : « Pour aller de l’avant, il faut l’aide d’autres sciences : l’éthique, la science des religions, la politique, etc. Et puisqu’il paraît utile de donner un nom à la science qui procède à une telle synthèse, on peut l’appeler la sociologie 163  ». Nous nous inspirons aussi de la méthodologie interdisciplinaire ouverte d’Edgar Morin (1980) 164  : « Une théorie vivante de la vie ne peut être vivante à la façon de la vie, mais elle peut être vivante à la façon de la pensée, c’est-à-dire qu’elle peut être non réductrice, non close, non mécanique, non unidimensionnelle ». Effectivement, la nature même du problème des effets externes implique une ouverture de l’économie vers d’autres approches méthodologiques, et notamment un passage par une analyse sociologique. Comme le précise Karine Delvert (1994) 165 si la question des effets externes était uniquement monétaire, les effets externes ne seraient plus des effets externes ! Le problème est bien, aussi, et pour le moins, un objet d’étude de la sociologie. Mais contrairement à Pareto, nous ne donnerons pas à notre « détour sociologique » le sens de la recherche d’une synthèse de « l’éthique, la science des religions, la politique, etc. ». Le caractère vain, illusoire, voire dangereux de l’ambition positiviste a suffisamment été démontré.

Notre deuxième partie est aussi un « détour institutionnaliste », dans la mesure où nous rejoignons tout à fait les fondements et motivations des analyses des anciens institutionnalistes américains. Commons précisait ainsi en 1934 166  : « le problème aujourd’hui n’étant pas de faire une nouvelle théorie économique (l’économie institutionnaliste) rompant avec les courants intérieurs, mais de donner aux institutions, dans toute leur variété, leur place véritable dans la théorie économique ». De façon tout à fait similaire, notre ambition dans cette deuxième partie n’est pas de proposer une théorie alternative à la théorie économique standard, qui est faute de mieux le seul instrument d’analyse un tant soit peu rigoureux. Si nous suivons l’invitation de Morin à une méthodologie scientifique plus ouverte et complexe, nous ne viserons pas « une théorie vivante de la vie ». Notre ambition est plutôt d’apporter un certain nombre d’éclairages tirés des analyses sociologiques et institutionnelles qui pourraient permettre, du moins nous l’espérons, à l’économiste d’user de sa théorie à meilleur escient, notamment dans la manipulation du concept d’externalité.

Face aux insuffisances de l’économie du bien être, l’économiste se trouve en effet devant une alternative. Il peut continuer son chemin, comme si de rien n’était, notamment en adoptant la fameuse hypothèse du « petit père des peuples ». Il peut aussi, et c’est le sens de notre deuxième partie, adopter une démarche à la fois plus humble, dans le sens qu’elle se refuse tout point de vue transcendant pour juger et éventuellement redresser les préférences des individus, et plus ambitieuse, dans la mesure où ce refus implique une ouverture multidisciplinaire qui permette d’apporter de nécessaires éclairages.

Au départ de notre analyse, nous rejoindrons ainsi un certains nombre de critiques sociologiques et institutionnalistes pour considérer non seulement réducteur, mais en outre susceptible d’erreurs d’interprétations le postulat de rationalité utilitariste où l’individu n’est qu’un « idiot rationnel » (SEN, 1991) 167 . Les structures sociales dans lesquelles évolue l’individu, et les institutions politiques qui les dirigent sont certes générées par les individus, mais elles ont aussi un caractère émergent qui influence les préférences et comportements de ces mêmes individus. Nous adopterons alors une approche qui n’abandonne pas l’individualisme méthodologique, mais qui le relativise au sein d’un holisme raisonnable, rejoignant le constat de Boudon et Bourricaud (1982) 168 selon lesquels « les meilleurs sociologues dépassent l’opposition holisme/individualisme ».

Ce point de départ méthodologique nous permettra, grâce à une approche plus complexe de la rationalité individuelle, de proposer une interprétation du problème de l’externalisation des valeurs sociales qui nous rapprochera en bien des points de la notion sociologique d’anomie (Chapitre I). En déduisant de cette interprétation les traits caractéristiques nécessaires à l’internalisation, nous découvrirons dans quelle mesure la nature et les enjeux de cette internalisation touchent les fondements même des valeurs de la société. Nous déclinerons alors notre analyse dans une définition du développement durable (Chapitre II). Nous illustrerons enfin notre démarche en l’appliquant à l’analyse du secteur des transports (Chapitre III).

Notes
163.

PARETO, V. (1899), I problemi della sociologia, p.170, cité par STEINER Philippe (1994), Pareto contre Walras : le problème de l'économie sociale in Economies et Sociétés, n°10-11/1994.

164.

MORIN, Edgar, (1980), La méthode 2. La vie de la Vie, Seuil, 470p., pp. 387-388.

165.

DELVERT, Karine (1994), Archéologie des effets externes, mémoire de maîtrise d’analyse économique sous la direction d’Yves Crozet, Université Lumière Lyon2, p. 64.

166.

COMMONS, 1934, Institutional economics, its place in political economy, Mac Millan Cie, cité par DUTRAIVE, Véronique (1993) La firme entre transaction et contrat, in Rev. écon. pol., 103, janv.-fév. 1993.

167.

SEN, Amartha (1987, 1991, 1993), Ethique et économie,puf, 364p.

168.

BOUDON, R., BOURRICAUD, F. (1982), Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, p. 198.